Martine Doytier, « Le Facteur Cheval », 1977, huile sur toile, 146 x 97 cm.
Collection Jean Ferrero, Nice. En dépôt à L’Artistique, Donation Jean Ferrero, Nice. MD24.
Pendant l’été 1977, Martine et son compagnon firent un tour de France en voiture à la recherche des interventions artistiques réalisées librement sur les maisons du bord des routes par leurs habtants. Peu d’information existait à l’époque sur ces créations débridées et poétiques qui ornent jardins, façades et toitures des maisons de France. Ce voyage était tout autant exploration et recherche que visite des lieux connus et célèbres comme les Rochers sculptés de Rotheneuf ou la Maison Picassiette à Chartres.
C’est à cette occasion que Martine visita le Palais Idéal, situé à Hauterives dans la Drôme et édifié entre 1879 et 1912 par Ferdinand Cheval. Elle fut fascinée par l’extraordinaire ampleur de cette œuvre monumentale à laquelle il avait consacré sa vie entière. Dès son retour à Nice, Martine décida de lui consacrer son prochain tableau. Tel un hommage rendu au Facteur Cheval, sa peinture se devait d’être à la hauteur de l’étonnant bâtiment-sculpture qu’elle venait de découvrir.
Le Facteur Cheval, peint entre juillet et décembre 1977, représente Ferdinand Cheval au moment où il découvre « Une pierre molasse travaillée par les eaux et par la force des temps ». Au cours de sa tournée quotidienne de facteur des postes, son pied buta sur cette pierre. Il la mit de côté, la retrouva le lendemain et il remarqua alors qu’à proximité se trouvaient des pierres tout aussi curieusement « sculptées » que la première. Jour après jour, il les amassa, les transporta chez lui et c’est à la suite de cette rencontre avec la beauté plastique de la nature que lui vint l’idée de les assembler pour un faire un palais : « Je me suis dit, puisque la nature veut faire la sculpture moi je ferai la maçonnerie et l’architecture ».
Martine a construit son tableau comme Cheval a construit son palais : pierre après pierre, scène après scène, détail après détail. Certains fragments du palais qu’elle a peint sont directement inspirés du Palais Idéal : l’alcôve qui abrite la brouette avec laquelle Cheval transportait ses pierres ; le petit Temple hindou ; les Trois Géants : César, Vercingétorix et Archimède ou les Grandes colonnes ornées de la façade Est.
D’autres éléments sont issus de l’interprétation faite par Martine de monuments existants tel l’Ogre des Jardins de Bomarzo en Italie, la Maison Picassiette de Raymond Isidore à Chartres ou les tubulures polychromes du Centre Pompidou, inauguré à Paris cette même année. D’autres scènes renvoient à la Bible comme l’embarquement sur l’Arche de Noé ou la naissance de Jésus entouré de Marie, Joseph, des Rois Mages et… d’Adam et Ève. Des sentences prélevées sur le Palais Idéal sont fidèlement reproduites : « Au champ du labeur, j’attends mon vainqueur », « Ève écoute ses serpents trompeurs » ou « Moi sa brouette j’ai eu cet honneur d’avoir été 27 ans sa compagne de labeur ».
Martine s’amuse à mettre en scène ses amis dans des saynètes humoristiques telles qu’en haut à gauche cette entrée de la salle d’exposition dans laquelle l’Adjoint au Maire de Nice délégué à la Culture de l’époque, Roger Binda, accompagné de son adjoint, André Barthe, filtrent les artistes qui veulent y exposer. Hubert van de Walle, artiste ami de Martine, est représenté manipulant une sculpture, un autre ami, Ivicevic Slobodan donne le bras à une jeune femme aux seins nus et si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que le courrier que le Facteur Cheval transporte dans sa sacoche est adressé à Martine Doytier et à Marc Sanchez.
Ailleurs, des chasseurs se préparent à tuer un cerf au grand émoi d’une jeune femme issue d’une coquille marine. Des professions, agriculteur, cuisinier ou facteur, sont mises à l’honneur. Des foules entières et soumises sont dévorées par un monstre pendant que danse un Éros muni de son arc et de ses flèches. L’Enfer grouille de monstres cornus et de squelettes vivants, d’impressionnants dinosaures montrent leurs dents et un pithécanthrope armé d’une massue fait les gros yeux. Des femmes lavent leur linge au lavoir du village, un homme porte ses chaussures aux mains, un ogre dévore tout vivant celles et ceux qui l’approchent, un Dieu à la barbe bouclée porte une corbeille de fruits en guise de chapeau et un ornithorynque grimpe sur le toit d’une maison.
Tout ce monde grouille de vie, les péripéties s’entrechoquent, les bâtiments s’entremêlent et le délire pictural atteint par Martine est digne de son hommage à ce Facteur Cheval qu’elle admire. Dans leurs deux œuvres, nous sommes dans le même univers mental et artistique et Martine se sent si proche de Ferdinand Cheval qu’elle identifie la touche de son pinceau au coup de truelle du Facteur. Leur transe plastique et artistique est du même ordre et pendant les six mois frénétiques au cours desquels elle a peint cette œuvre visionnaire, Martine aura été en symbiose totale avec l’hallucination créative qui habita le Facteur Cheval pendant plus de trente années.
C’est grâce au tableau Le Facteur Cheval qu’en décembre 1977, Martine fut élue lauréate de la Fondation de la Vocation créée par Marcel Bleustein-Blanchet, une grande distinction nationale qui l’encouragea à poursuivre dans cette voie et, comme toujours chez elle, à en dépasser les limites à chaque nouvelle œuvre réalisée.