« En complément à l'Autoportrait » par Christian Arthaud

Le samedi 17 janvier 2024, lors de la rencontre qui s’est tenue dans le théâtre de l’Artistique à l’occasion du quarantième anniversaire du décès de Martine Doytier, Christian Arthaud a lu un texte intitulé « En complément à l’Autoportrait ».

Inspiré par le grand tableau intitulé « Autoportrait », peint par Martine Doytier entre 1979 et 1984, Christian Arthaud a réuni ses souvenirs de cette époque pour composer son autoportrait. Compilation écrite et non peinte comme celle de Martine, elle constitue néanmoins un portait d’une époque au travers des personnages dont il se souvient.

Pour fêter Martine Doytier, j’ai pris le parti de faire mon « autoportrait » à la manière… de Martine, à savoir en accrochant à chacune des personnes de ma proxémie d’alors un flash, une image, un souvenir.

Cet environnement amical compose un voisinage littéraire et artistique, diurne et nocturne, qui tient lieu d’identité provisoire dans ce village qu’était le Vieux-Nice. Comme Martine, je place les personnes qui ont le plus compté pour moi à ce moment-là mais j’en oublie volontairement (ou involontairement) certaines.

J’assemble ici quelques figures que ma mémoire a conservées du tout début des années 80.

Christian Galzin prenant le café sur la place Rossetti pendant l’insolation directe de ses plaques photographiques posées sur la table et les chaises.

Jacques Fassola, attaché case à la main, courant en mairie pour obtenir le financement de la venue d’une troupe de théâtre balinaise.

Nall encadrant ses dessins de poupées et pantins de gros cadres de mosaïque multicolore que je trouve absolument moches.

Daniel Biga descendu d’Amirat pour passer un CAP de maçon, « ce que devraient faire tous les poètes ».

Laurence Duval tirant le tarot dans sa remise de la rue des Ponchettes entre deux dialyses.

Gérald Thupinier et son génie tourmenté n’ont pas habité rue Saint François de Paule comme Nietzsche mais rue Saint Suaire.

Patrick Lanneau me donne l’impression de peindre jour et nuit, surtout du jaune et du bleu, de l’or et de l’azur.

L’angoisse de Sylvette Maurin se demandant si elle arrivera à retenir par cœur le texte de La Ralentie d’Henri Michaux.

Le garçon en combinaison de cuir qui retire son casque en garant sa moto devant Le Pastrouil s’appelle Bruno Mendonça : il arrive du Zaïre.

Robert Erébo, qui aime jouer du piano totalement nu, a toujours besoin de prendre un douche en revenant du boulevard Franck-Pilate et laisse derrière lui des petits mots dans une écriture inventée.

Annie Auvray projette de réécrire en langage moderne les pièces de théâtre Nô auxquelles elle réfléchit pendant les séances de pose aux Beaux-Arts.

Patrick Moya pose également et veut occuper les écrans de télévision comme un certain Guy Lux qu’il considère comme le plus grand des artistes… puisqu’il est une star de l’audiovisuel.

Joëlle Gainon se demande ce qu’elle va bien pouvoir faire dans les sous-sols de l’Artistique.

Contrairement à Manuel Taraio qui sait très bien quel tableau créer dans les sous-sols de l’Artistique : un coq, qu’il offrira à Claude Fournet.

Alexandre Chelkoff, le russe défendu bec et ongles par le philosophe Clément Rosset, qui peint comme les abstraits dans le Paris des années 50… toutes les faces d’un bus — comme le fera Martine.

Hélène Carlin, fille des fleuristes de la place Garibaldi, qui écrit naturellement de la poésie naturelle.

Ben Vautier aime projeter des films pornos sur son ventre dénudé lors des soirées- actions tout en disant un poème d’amour dédié à Annie !

On trouve des textes de Katy Remy un peu partout en ville, rubans adhésifs collés aux gouttières, pages de romans scotchées sur les murs, street poetry et feuilles volantes distribuées au marché.

Il fallait un génie de bistrot comme René-Gilles pour avoir l’idée de mettre sa Renault 4L (aussi belle que l’estafette de Ben) à l’entrée de la GAC et imposer au public de passer à travers, toutes portes ouvertes.

Je vois Georges Tari et Marie-Hélène Clément répéter une pièce de Beckett au Nez-en-l’air, à moins que ce ne soit Jacques Lepage qui le vendredi soir se prête à la discussion avec qui veut discuter d’art contemporain avec lui.

Je ne sais pas encore que l’élégant Philippe Mezescaze vit ce moment avec l’insouciance magnifique qu’il saura décrire dans le roman qu’il publiera quarante ans plus tard.

J’imagine l’affolement de Le Clézio devant l’offrande d’un panier d’oranges par une admiratrice et se réfugiant dans un immeuble du cours Saleya.

L’indocilité féroce, l’humour caustique, l’anarchisme indécrottable de Serge III tapant à la machine à écrire dans sa mansarde de la rue Saint-Gaétan les pages du Guep’art.

Max Charvolen, toujours inquiet, m’expliquant que sa peinture ne se conçoit pas sans le bâti sur laquelle elle vient s’appliquer.

Claude Pallanca n’écrit plus de poésie, mais accepte de déjeuner à l’Os à moelle.

Nadine Agostini, poète punk venue de Toulon, trouve le serveur du Safari Dan Deschâteaux tout à fait intéressant.

Je perçois bien la satisfaction de Pierre Falicon quand il accroche les œuvres de l’exposition d’art visionnaire qu’il a conçue aux Ponchettes.

Claude Fournet me fait enlever la bouteille de vin du Var que j’installe comme on installe une sculpture sur un socle : sur l’étiquette on pouvait lire « Gonfaron, le pays où les ânes volent, cuvée des poètes ».

Marc Sanchez ne pouvait pas concevoir de travailler chaque jour à la GAC sans avoir au mur de son bureau le très soft « Tapis-nature » de Piero Gilardi.

J’associe Slobodan au bar du coin. Maryline Desbiolles à la rue Colonna d’Istria. Numa Sadoul à l’opéra. Fabienne Villani au Gai Pontin. Denis Castellas aux héros de l’aviation civile. Et Sosno au Venezuela. Pourquoi pas ?

Je laisse dans les coins obscurs de la composition Dominique Angel, Daniel Farioli, Olivier Garcin, Claude Goiran, Jean Mas, Genevuève Aranzana, Noël Dolla, Denis Chollet, Gilles Gontier…

J’aime jouer avec le dogue de Martine à la GAC après ma journée de travaux de rénovation d’un studio. Marc n’aime pas que je sois en bleu de travail, car après mon départ il doit nettoyer le plâtre dispersé sur la moquette de la galerie.

César, Arman, tous ces « brocanteurs » de l’École de Nice, Martine Doytier les juge sévèrement, mais les aime comme on aime les cousins excentriques de la famille.

J’aurais voulu dire à Martine tout ce que vous venez d’entendre : peut-être que ça lui aurait donné des idées pour poursuivre ou terminer son « Autoportrait » ? Mais était-il seulement achevable ?

Christian Arthaud

Christian Arthaud, 2024. Photo Jean-Pierre Fouchy.

Christian Arthaud est né en 1956 à Saint-Raphaël. Il vit et travaille dans l’arrière-pays niçois. Il a été conservateur adjoint du Musée Matisse de Nice puis a dirigé une entreprise de transport d’œuvres d’art. Il collabore régulièrement avec de nombreuses revues, écrit des textes critiques sur plusieurs artistes et organise des rencontres de poésie. Il est également conférencier et il a été commissaire de plusieurs expositions telles que « Raymond Roussel » au musée des Beaux-Arts Jules Chéret, « Écrit à Nice » à la Galerie d’art contemporain des musées de Nice, « Matisse l’art du livre », « La Céramique Fauve » ou « Le Mythe méditerranéen » au musée Matisse, avec Xavier Girard, « Picabia » au Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice, « L’Art et la scène », à la Galerie d’art du Conseil Général des Bouches du Rhône, « Jacques Dupin » au Théâtre de Privas, « Éloge de la fabrique – Picasso et les contemporains » au musée de Vence. Il prépare actuellement une exposition intitulée « Le Surréalisme et la littérature » qui se tiendra à l’été 2021 à Aix-en-Provence.