LA GALERIE EXPOSE...​

ARCHITECTURES DE L’IMAGINAIRE
Photographies du bord des routes, juin 1977

par Marc Sanchez

Nous sommes en 1977, depuis déjà deux années, Martine et moi avons entrepris un travail de recherche pour documenter les créations artistiques réalisées en France par celles et ceux qui ont librement décidé d’embellir leur espace de vie, de colorier leur maison, de transformer leur jardin, d’écrire sur leur façade ou de peupler leur clôture des fruits de leur imagination fertile. Non encore répertoriées – ni même remarquées – par les « papes » de l’art naïf et de l’art brut – c’est-à-dire Anatole Jakovsky, Jean Dubuffet ou Michel Thévoz – ces interventions « sauvages » font alors seulement l’objet de petits articles dans les journaux locaux ou dans des revues attirées par les curiosités et les bizarreries. Trois exceptions toutefois sont à retenir : Gilles Ehrmann, photographe, qui publia « Les inspirés et leurs demeures » en 1962 ; Bernard Lassus, architecte, auteur de « Jardins imaginaires » publié à la fin de l’année 1977 ; et Jacques Lacarrière, l’écrivain voyageur, qui publia « Les inspirés du bord des routes » en 1978. Leur travail accorde une véritable place à ces créateurs hors normes et à leurs espaces débridés. Ils sont parmi les premiers à les photographier, à les répertorier et à faire parler leurs auteurs.

C’est au début de l’été 1977, que nous décidâmes, Martine et moi, d’entreprendre un tour de France pour aller, sur leur terrain, à la rencontre de ces personnalités et de leurs œuvres. Les ouvrages de Bernard Lassus et de Jacques Lacarrière n’étaient pas encore parus et celui de Gilles Ehrmann, édité en 1962, n’était plus vraiment d’actualité, même s’il traitait des œuvres de quelques grands et de quelques autres tombés dans l’oubli depuis. C’est donc munis d’une carte routière et de quelques informations et adresses glanées de ci de là, au volant de notre 4L Renault bleu ciel et avec Urane, la grande chienne dogue allemande grise de Martine, trônant sur la banquette arrière, que nous sommes partis à la découverte de ces jardins brinquebalants, de ces sculptures maladroites, de ces maisons surdécorées ou, parfois, du peu qu’il en restait lorsque leurs auteurs n’étaient plus de ce monde et que personne ne s’était préoccupé de conserver leurs créations.

Le voyage a été ponctué par les trois grands sites incontournables : Le Palais Idéal de Ferdinand Cheval à Hauterives dans la Drôme, la maison de Raymond Isidore à Chartres et la falaise sculptée de l’Abbé Fouré à Rotheneuf, près de Saint-Malo. Ces trois hauts lieux de la création spontanée nous fascinaient et nous avions hâte de nous y confronter pour vérifier s’ils étaient bien à la hauteur de nos espérances ! Nous n’avons pas été déçus ! Nous avons exploré de fond en comble les terrasses, les tours et les façades du Palais Idéal, nous sommes allés sur la tombe de son auteur, Ferdinand Cheval, dans le cimetière d’Hauterives, son autre petit palais. Nous avons découvert les mosaïques de Raymond Isidore qui recouvrent intégralement sa maison, ses objets, son jardin et sa somptueuse Cour noire aux cathédrales. Nous avons parcouru les sentiers de pierre le long desquels sont contées les aventures de Saint-Budoc ou de Jacques Cartier, revues par la fantaisie d’Adolphe Julien Fouéré, dit l’Abbé Fouré, qui fut abbé de son état mais aussi et surtout sculpteur sur granite et sur bois par vocation, entre 1894 et 1907.

L’autre grand objectif du voyage était d’aller à la rencontre de ces artistes inconnus ou peu reconnus, de découvrir comment leur imaginaire avait inventé et construit ces mondes parallèles et de prendre la mesure de la force et de la liberté de l’élan créatif brut et naturel qu’ils avaient su mettre en œuvre. Le voyage nous mena de Provence en Alsace, de Bretagne en Pas-de-Calais et de Normandie en Ile-de-France. Nous y avons rencontré Marcel Landreau surnommé le « caillouteux », Charles Pecqueur dans son « Petit Paris », Madame Leroch et ses poupées de plastique, Marcel Dhièvre et son jardin des Contes de fées, Jules Damloup et sa « Petite Afrique » de ciment, Pierre Avezard aux commandes de ses machines grinçantes et musicales et aussi bien d’autres, tous inconnus des dictionnaires de l’art et tous véritables héros de leur voisinage.

Dans cette exposition, sont rassemblées des images rapportées de cette équipée. Elles furent utilisées pour illustrer une conférence sur le sujet qui fut donnée à Nice quelques mois après notre retour et qui me valut d’être recruté par Claude Fournet pour créer et diriger la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice ! Ce sont, aussi et surtout, des images qui montrent le vif intérêt de Martine Doytier pour ces créateurs hors-cadre. Cela a déjà été écrit ailleurs, Martine se plaçait elle-même hors des règles du monde de l’art dans lequel elle vivait au quotidien et la diversité des univers étonnants que nous traversions n’était pas pour lui déplaire. Elle ressentait chaque jour au plus profond d’elle-même la barrière invisible mais tellement présente qui la séparait d’artistes avec lesquels elle dialoguait et qu’elle représentait souvent dans ses tableaux, mais dont l’univers mental et intellectuel rencontrait mal le sien.

Lors de ce voyage, Martine a découvert des interlocuteurs qui pouvaient la séduire par leur simplicité et la candeur de leur regard mais aussi des maîtres impressionnants par leur ténacité et par leur opiniâtreté, par l’autonomie de leur vision, par leur liberté d’expression et la générosité de leur rapport aux autres. Et, bien sûr, tous étaient stupéfiants par le caractère grandiose de leurs réalisations et par l’évidence avec laquelle elles s’imposaient et laissaient ébahis toutes celles et ceux qui s’en approchaient.

Dans ces rencontres, Martine a puisé de la force et de la détermination. En effet, dès son retour de voyage, en juillet 1977, elle entreprit à Nice, dans le coin atelier de son appartement du 3 rue de la Poissonnerie, un grand tableau qui l’occupa pendant plusieurs mois et qui constitue un véritable hommage au Palais Idéal d’Hauterives. Il a été peint au moment même où, à Paris, venait d’être inauguré le Centre Pompidou et, en l’exact centre du tableau, percent les tuyaux bleus, rouges et verts de cet autre monument !

« Le Facteur Cheval », sera l’œuvre de Martine Doytier la plus aboutie, son expérience de peintre la plus engagée. Quelques esquisses au crayon dans son carnet de croquis et quelques grands traits vifs au pinceau sur la toile vierge lui suffirent pour mettre sur pied l’architecture de son palais. Comme à l’accoutumée, il se construira millimètre par millimètre, telle une prolifération dont chaque parcelle est imaginée de façon définitive avant même d’être ébauchée sur la toile. C’est cette œuvre qui vaudra à Martine d’être élue Lauréate de la Fondation de la Vocation en décembre 1977, en présentant au jury parisien le tableau « Le Facteur Cheval » encore inachevé et ce malgré cinq mois de travail harassant !

Je vous souhaite donc une bonne visite de l’exposition et une belle découverte de ces artistes et de leurs personnages de ciment, de tôle, de cailloux, de faïence ou de bois tels que nous les avons rencontrés, il y a de cela tout juste quarante-quatre ans ! Ils constituent un petit peuple pour lequel Martine éprouvait la plus grande des tendresses.

Marc Sanchez
mai 2021

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