UN TEXTE DE LOUIS DOLLé

Ce texte est le résultat d’une demande faite à Louis Dollé, lui proposant de participer à un livre qui serait constitué de textes de fiction écrits autour et à partir du dernier tableau de Martine Doytier. Ainsi, chacun des textes aurait constitué une variation autour d’une œuvre centrale, la grande et ultime peinture de l’artiste intitulée « Autoportrait » et qu’elle s’est attachée à peindre entre 1979 et 1984.
Œuvre foisonnante, aux sens multiples, exprimés ou cachés, à la facture saisissante et fascinante, cette peinture pouvait être à même de stimuler l’imagination des autrices et des auteurs à qui ce projet aurait été proposé.
Mais, pris dans le tourbillon de la préparation de l’exposition rétrospective de Martine Doytier, de la recherche de ses œuvres, de l’écriture de sa biographie de l’artiste, de la restauration de ses œuvres, ce projet éditorial est encore en voie d’être réalisé.
Toutefois, vous trouverez ici le texte qui a été proposé par Louis Dollé.

« Autoportrait »

– Denis : « Venez les amis, je vous donne rendez-vous au Théâtre de l’Artistique, demain à dix heures ! »
– Christophe : « D’accord, demain à dix heures ! »
– Louis : « Oui, bon d’accord, mais c’est une drôle d’heure pour aller au théâtre, non ? »

Comme d’habitude, Louis avait dix minutes d’avance. Comme d’habitude il allait reprocher à ses deux amis leur « quart d’heure niçois » de retard. Pas même une terrasse pour s’assoir, commander un café en lisant un bouquin ou, pire, le quotidien niçois Nice-Matin.
De plus, il n’aimait pas trop le théâtre.

Les deux autres compères arrivèrent presque en même temps, chacun de son côté par ce boulevard Dubouchage, très agréable car possédant encore des arbres.
– « Vous êtes en retard », dit Louis avec son meilleur ton de reproche.
Denis rit, Christophe s’excusa, comme d’habitude.
Avant de monter les quelques marches, Denis, qui précédait les autres, se retourna et s’esclaffa :
– « Qu’est-ce que tu m’as fait rire avec ta réponse théâtre-horaire, ah, ah, ah ! »

Christophe expliqua alors à Louis, sur un ton très sérieux, que le Théâtre de l’Artistique n’était plus un théâtre depuis déjà quelques années :
– « Il a été Musée de la Photographie, puis il est devenu, depuis peu, un espace d’exposition permanente d’œuvres d’art grâce à la Collection Donation Jean Ferrero, et d’expositions temporaires d’artistes en lien avec cette collection ce qui, moi, ne m’enchante guère. »
– « Ah bon ? dit Louis (en baillant). Et si je vous attendais pas loin dans un café pendant que vous finissez votre visite ? »
Denis insista pour que Louis reste puis il commença la visite.

Denis adorait parler d’art contemporain, de « L’École de Nice », de Ben, César, Arman et surtout d’Yves Klein, de Restany et d’une autre foule de noms que Christophe aimait détester et que Louis ignorait : il préférait continuer à ne rien savoir d’eux.

À chaque œuvre, Denis s’arrêtait et expliquait à ses deux compères ce qu’ils pouvaient voir.
Christophe réfutait tout avec beaucoup d’arguments et avec une question qui semblait être, pour lui, un leitmotiv : 
– « Mais est-ce que c’est de l’art, ça ? »

Louis mâchait, ruminait dans le vide, avec un regard bovin.

Denis voulait faire apprécier « L’École de Nice » et choisit comme argument enthousiasmant (pour lui) de raconter ce qu’était cette « École de Nice » :
– « Prenez trois artistes niçois : Yves Klein, Arman et Martial Raysse qui inventent, contre l’École de Paris alors abstraite, un Nouveau Réalisme, inspiré par Marcel Duchamp, qui met l’objet au rang d’œuvre d’art. Bientôt rejoints par César puis Restany. Aux « Nouveaux Réalistes » niçois, s’ajouteront peu à peu de fortes personnalités comme Ben, Noël Dolla, Jacques Lepage et bien d’autres ! En fait, plutôt que de penser UN mouvement il faut compter TROIS principaux mouvements, Supports/Surfaces, Fluxus et le Nouveau Réalisme. »

Denis était souvent interrompu par des respirations fortes de Christophe et par Louis qui baillait.
Mais Denis, courageusement avec un enthousiasme teinté d’un air suffisant, continuait ses explications : 
– « Témoin privilégié de l’aventure de l’art contemporain depuis la fin des années 50, Jean Ferrero a vécu au plus près des artistes qu’il a collectionnés et montrés, dont Arman et César. Il fut non seulement un marchand mais aussi un ami et un complice actif dans l’élaboration de leurs œuvres. Son absence de préjugé esthétique lui a permis de saisir très tôt l’intérêt des recherches artistiques où la question de l’objet manufacturé était au cœur de l’élaboration de l’œuvre. Sa complicité, sur ce sujet, avec les artistes a été grande et a donné lieu à de nombreux échanges où Jean Ferrero a opéré à la manière d’un véritable fournisseur, recevant en retour des pièces qui venaient enrichir sa collection. Cette activité de troc, qui dans son immédiateté matérielle ravit toujours son esprit ludique, indique aussi dans quelle proximité il était avec le travail de ces artistes. »

– « Mouais, Bôf », fit Christophe.
Louis se contenta de bailler, une fois de plus.
– « Je suis ouvert au débat, dit Denis, allons donnez-moi vos arguments esthétiques ! »

Christophe, tout rouge, s’emballa :
– « Écoute Denis, franchement, non mais bon, je ne veux pas paraître fasciste à vos yeux mes amis mais bon, ce que tu nous montres, je ne sais pas si c’est de l’art mais, pour moi, ce n’en est pas. Je mets tout ça dans un même panier qui est celui de l’art moderne. Un art débarrassé de toute fonction de beauté, qui ne parle pas ou ne parle plus à un large public, qui est fait d’objets manufacturés qui ne servent qu’à la commercialisation, à la possibilité d’investir, et qui n’intéresse qu’une partie de la bourgeoisie et du monde de la finance. Oh ! Je te vois venir tout de suite, tu vas me traiter de béotien, mais l’art que tu mets au pinacle n’est fait que de rigolades tirées par les cheveux. Il est où le sublime ? Elle est où la symbolique ? Elle est où la fonction éducative de partage de connaissances qu’est l’Art avec un A majuscule ? Qu’en est-il de Léonard, de Picasso, de Giacometti ? Qu’en penses-tu Louis ? »

Louis se mit à bailler, encore plus fort.
La visite continua, dans une nouvelle salle, parmi les œuvres des néo-réalistes.
Sur le mur, se trouvait un grand diptyque et sur son cartel au mur il était écrit :
« Martine Doytier, Autoportrait, 1979-1984, huile sur toile, diptyque. »

Denis fit la moue, sa voix fut moins enjouée, il prit de la distance. Puis il se sentit obligé de parler : 
– « Bon, euh, dans la collection de Jean Ferrero il y a cette peintre, quelque peu singulière, en marge du mouvement contemporain, bien que fréquentant les artistes néo-réalistes dont certains que l’on peut voir sur cette peinture de facture assez classique. Bien que l’on trouve une foultitude d’objets mais qui sont visiblement désacralisés, faisait-elle partie de L’École de Nice ? Pour moi la réponse est non, évidemment ! Cette peinture est sa dernière peinture, la peintre s’étant suicidée avant d’achever ce tableau. »

Christophe intervint subitement : 
– « Comment ? Tu ne peux pas en dire plus de cette œuvre ? Car il s’agit d’une œuvre, enfin ! Ce tableau est si immense, si détaillé ! Note, au passage, qu’à l’origine il ne s’agit pas d’un DI-ptyque  mais d’un TRI-ptyque ! Un triptyque oui ! ALORS COMMENT PEUT-ON SUPPRIMER UNE PARTIE D’UNE ŒUVRE ??? Est-ce parce que la troisième partie est à peine marquée de peinture ? Ne peut-on respecter une œuvre testamentaire dans toute sa composition ? Honte au curateur ! Honte à ce musée ! »

Denis parut surpris, il tremblait.
Louis avait un regard, vague, lointain, il sourit.
Christophe reprit :
– « Je me souviens de ce bus en sortant du collège, la joie quotidienne de voir l’intérieur de ce bus niçois dont une hypothétique mécanique était révélée par elle, Martine Doytier ! Je me souviens encore de cette exposition rétrospective en 1994 au Musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice. J’étais alors un étudiant en Art à l’E.P.I.A.R. Villa Arson, où je subissais la censure organisée des adorateurs du concept, du vide, de ceux qui haïssaient l’acte manuel de peindre ou de sculpter. Des techniciens, en général, et même qu’ils détestaient les êtres sensibles ! Autant dire que lorsque j’ai pu voir cette exposition de l’adorable Martine Doytier, je vis l’excuse et l’affirmation du Droit de Peindre ! Elle rejoignait, dans le cercle de mes grands mentors, Jean Giraud « Moëbius », Ernest Pignon Ernest et Lucian Freud ! J’étais en joie de voir une telle sensibilité et une pareille noirceur exprimées si délicatement ! Une véritable symboliste. Il n’y a qu’à observer ses visages trop grands qui ressemblent à des poupées et qui sont pourtant si ressemblants ! La perfection quant à la représentation du menu objet quotidien si net et si sale ! Quel est le sens de ce tas d’objets ? Qui sont ces personnages ? Des gens connus ? Des quidams?  Je pense, je sais, que certains sont célèbres. Les aime-t-elle ? Les déteste-t-elle ? »

Il continua :
« Cette composition, qui part de la gauche – une première grande toile avec le début si peu esquissé – se poursuit dans la deuxième toile qui, dans sa moitié droite, s’enrichit des premiers objets, si détaillés en contraste avec la moitié de la composition générale de l’œuvre. L’esquisse est dessinée au moyen d’un jus de terre d’ombre très dilué, ou au brou de noix, enfin avec une technique classique de la peinture. Objets du quotidien entassés, marques connues mises en tas pour arriver, dans la troisième partie située à droite, où l’on trouve un autre type de personnages, des plus petits, qui semblent autant d’histoires racontées. Personnages du quotidien ? Personnages rêvés ? On pourrait penser à Jérôme Bosch, parfois. Puis, on trouve de grands visages, connus, bien sûr, d’elle et de nous puisque nous retrouvons leurs œuvres au MAMAC. Un musée qui leur est dédié. Ces personnages, je ne les aime pas, contrairement à toi Denis. Il y a d’ailleurs un urinoir de Duchamp. Ce tableau est-il vraiment l’autoportrait de Martine Doytier ou est-ce celui de L’École de Nice qu’elle place dans un tas d’ordures ? En même temps, on peut voir au-dessus de l’urinoir, enfin de la « Fontaine », tssss, un tableau de facture plus… classique ! Puis, parmi ces grands personnages (Christophe utilise un ton moqueur), voici l’autoportrait proprement dit. Martine Doytier en train de se peindre dans un paysage en état d’ébauche, tenant un chien. Nous voyons ici une prodigieuse mise en abîme et… »

Christophe s’interrompit.
Il regarda Louis.
Denis aussi regarda Louis.
Il avait l’air transfiguré.
Il avait le visage souriant, voire hébété.

Puis, Louis prit une grande inspiration et dit :

– « Belle Arachné,
Atropos coupe le fil de la vie.
Faux inachevé.

La Parque ne sera pas éternelle, Elle
L’a décidé, c’est ainsi suis ci idée.
Comprenne qui veut, comprenne qui peut Doytier !
Pour toujours là, à qui veut la regarder, Elle.

D’abord l’esquisse,
Ombre sur lin,
Épurée.
Puis les objets,
Sacre d’un quotidien,
Entassés.
Un inventaire comme Jacques Prévert
Un tas.
Un tas d’objets.
Un tas d’artistes qui font l’objet du tas.
Un tas de fantômes du passé.
Le sien,
Celui de Martine Doytier.
Le chien.
Le sien de chien.
Une Madone sur un Urinoir.
Des revues vues et revues.
Des meubles pleins du passé.
Un Marc invité de marque.
Parmi les marques du passé.
Un César rendu à lui-même.
Un Ben à ordures.
L’Art ment.
Des tas de gens.
Des poupées articulées par son pinceau.
Maux dits par des mots.
Accumulation : d’objets, objets du quotidien, objet d’une vie,
l’Art comme objet ?
Elle est Atropos, celle qui tient les fils du destin des hommes
Et, par ce tableau,
Leur donne une vie plus longue.
Elle est Arachné, celle qui défie Athéna et son école.
Ceci est son testament !
Le dernier message de la grande Circé.
Alchimiste,
Elle mélange des potions d’huile et de pigments
Et,
Repère de l’Épeire,
Elle tisse sa toile :
Huile d’Arachné. »

Louis finit par une larme et un sourire.

Louis-Christophe-Denis Dollé
Octobre 2020

Louis Dollé est né à Nice en 1971. Comme l’indique son site internet, il est sculpteur-dessinateur-peintre-installateur. Après avoir suivi des études d’ébéniste et obtenu son diplôme en 1989, il se dirige vers des études d’art qu’il entreprend à la Villa Arson. Il quitte pourtant rapidement cette institution, qu’il juge peu adapté à ses souhaits, pour voler de ses propres ailes en tant qu’artiste. Il développe alors une œuvre de sculpteur et de dessinateur qui montre son grand intérêt pour la figure humaine. Il utilise les matières brutes, telles que le fer, la terre ou le bois pour en tirer des œuvres spectaculairement expressives. Se disant également « ymagier », il aime à dessiner, à raconter et à partager avec les autres, également sous la forme d’un enseignement de l’art qu’il dispense dans son école niçoise qu’il a nommé « L’Orange bleue » et où ses cours d’expression artistique sont autant d’espaces de liberté et de création.

Site internet :
louisdolleymagier.org