« Elle dit... » par Céline Zarka

Entre 1977 et 1984, Martine Doytier s’est exprimée par écrit dans ce que l’on pourrait nommer un journal intime. C’était un document informel, composé de feuilles volantes, de notes sur des fragments de papier et, de manière plus traditionnelle, de deux livres blancs qui recueillaient également ses études et croquis préparatoires pour les œuvres en cours.

Céline Zarka y a prélevé certaines phrases de Martine pour les dire en public lors de la rencontre « En souvenir de Martine » qui s’est tenue à L’Artistique, le samedi 17 février 2024, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa disparition.

L’intervention de Céline s’appelait « Elle dit… ». Le texte intégral se trouve ci-dessous.

– Elle dit :
« Le travail que je réalise n’est sans doute pas très important.
Ce qui s’engrange dans mon cerveau l’est encore moins, car pour croire le contraire, il faudrait pouvoir imaginer qu’un individu, un seul, puisse s’arrêter, regarder et comprendre sans expliquer.
Je suis malade de ces discours sur la peinture, de ces livres pour apprendre l’ABC de ce que nous savons plus être : des vivants. »

– Elle dit :
« Je ferme ma gueule.
J’ai l’air de râler tout le temps ; c’est vrai, je râle sans cesse. »

– Elle dit :
« Cheval a débarqué tel un cyclone, catastrophique et merveilleux, extraordinaire, angoissant. »

– Elle dit :
« Je vais aller m’asseoir loin du chevalet.
Ouvrir les yeux largement.
En cherchant bien, en dilatant mon regard, peut être qu’au plus profond je vais découvrir le détail infime et fragile qui rallumera en moi la lueur qui fait que chaque jour je pousse un pas devant l’autre, je trébuche et que l’espoir de rencontrer la vie, l’absolu, la totalité, feront qu’il me restera encore pour demain une parcelle de courage. »

– Elle dit :
« La radio m’emmerde. »

– Elle dit :
« Je recommence, je suis solide, je vais y arriver, patience. »

– Elle dit :
« C’est ça ! Il faudrait que je me réconcilie avec moi-même. Alors l’autre, celle avec qui paraît-il je ne m’entends pas, faudrait-il encore que je puisse la rencontrer, lui dire deux mots. Une longue explication entre moi et moi arrangerait peut-être les choses. »

– Elle dit :
« J’écris mal et je m’en fous, pourtant hier au soir les idées venaient, cela aurait pu être pas mal. »

– Elle dit :
« Je n’en peux plus de me bagarrer. »

– Elle dit :
« Je vais écrire, car depuis quelque temps je ne peins plus. Urane a disparu. Quelque part elle rôde et je la sens tout près, très près. Quelle vacherie.
Sa présence me manque et je le dis si mal. »

– Elle dit :
« J’ai un autre chien tout noir. »

– Elle dit :
« Je suis un escargot, je n’aime pas les escargots, ça pue, ça bave et puis ça ne dit rien, c’est mou, c’est visqueux. Et ça ne dit rien, coupez un escargot en deux par le milieu, il se tait. Voilà, nous sommes des escargots. »

– Elle dit :
« C’est bête, je rie et je suis seule. Ça ne se fait pas de rire seule, pleurer seule c’est glorieux. Ça dénote une certaine discrétion. »

– Elle dit :
« Une toile exposée en cours de travail n’est pas pour moi un hasard ou une facilité.
Chaque jour, je commets l’acte de peindre. Cela veut simplement dire que je vis, que je respire et que je ne peux pas faire autrement. »

– Elle dit :
« Mon travail n’est pas basé sur une histoire de l’art, du nouveau, des discours. L’histoire, je m’en fous et j’ai l’orgueil de croire que cela vaut la peine à travers mes tableaux de raconter mon quotidien. C’est tout ! »

– Elle dit :
« Je voudrais tant que l’on me foute la paix, que l’on m’oublie. C’est faux, je voudrais que l’on me regarde avec d’autres yeux. »

– Elle dit :
« C’est vrai, la lune aussi ils nous l’ont volée. On ne peut même plus la regarder sans penser aux monstres mécaniques qui nous l’ont piétinée. »

– Elle dit :
« Tout en moi se révèle. Je veux gueuler, je veux être faible, à force d’un trop qui bouillonne en moi. Je veux être forte sans me faire traiter de monstre. Je veux pouvoir être monstre d’amour, de vie, de mort, de tendresse. Je ne veux, je ne peux plus m’arrêter. »

– Elle dit :
« Je ne sais pas ce qui se passe. Si je sais. Contrex et kilo pour jolie petite gueule, petite fringue soyeuse pour faire onduler corps. Faut onduler du cul puisqu’on ne peut pas voir autre chose. Ah, si j’étais moi. »

– Elle dit :
« Je suis en pleine mutation et le désordre qui s’installe dans ma vie ne fait qu’accentuer le désir d’aller au-delà d’une certaine réalité. »

– Elle dit :
« Parler peinture, encore peinture, éviter d’aborder l’essentiel à savoir les raisons de son existence et de son inexistence par rapport au public qui ne participe pas au jeu de l’art.
Je pense qu’à la fin il ne reste plus que l’argent.
L’artiste est et demeure un bouffon. Son œuvre ne peut être utilisée qu’en tant qu’objet et ressemble étrangement à la boîte de conserve qui alimente nos supermarchés.

Pourquoi continuer ? Je suis fatiguée de cette guérilla.

Adieu messieurs dames, ma folie, c’est la vôtre. »


Textes extraits du journal intime de Martine Doytier

Céline Zarka est née à Tunis en 1951. C’est en 1958 que sa famille décide de s’installer en France où elle étudie et obtient un DEA d’Histoire qui lui permet de devenir enseignante. En 1972, elle épouse un artiste, Gérald Thupinier, qui est également professeur. Divorcée en 2014, elle devient alors consultante pour l’administration publique, forme les personnels aux concours ou les aide à gérer leur carrière. Elle vit dans le Vieux-Nice, dans le bâtiment avec vue sur la Baie des Anges dans lequel Henri Matisse installa son atelier, entre 1921 et 1938.