Carnaval
1980

Martine Doytier, « Carnaval », 1980, huile sur toile, 176 x 120 cm.
Collection Étienne et Jean-Francis Cordone, Nice. MD25.

En janvier 1980, le Comité des Fêtes de la Ville de Nice, organisateur des festivités annuelles de Carnaval, commanda à Martine l’affiche de son édition de l’année1981.

Il est important de noter que, jamais, l’affiche du Carnaval n’avait été réalisée par une femme. En effet, par tradition, à cette époque tous les rôles créatifs de cette manifestation étaient réservés aux hommes, les femmes assuraient les tâches d’exécution et de fabrication des costumes et étaient invitées à parader sur les chars lors des défilés carnavalesques. Ainsi, Annie Sidro, fille et petite-fille du grand carnavalier Alexandre Sidro qui avait la charge de la création du Char du Roi depuis des décennies, ne put lui succéder à ces fonctions, car elle était une femme. Aussi décida-t-elle  de devenir l’historienne des Carnavals, de Nice et du monde.

C’était donc une petite révolution dans ce milieu si masculin que de confier la création de l’affiche à une artiste femme. Martine, trouvant cela très naturel, accepta le challenge avec enthousiasme. Elle décida de renouer avec la grande tradition picturale des artistes Alexis et Gustave-Adolphe Mossa qui, de 1873 à 1971, furent les Ymagiers officiels du Carnaval et créèrent d’extraordinaires dessins, illustrations, maquettes et affiches à l’opulence rabelaisienne et à la somptuosité graphique et plastique toujours inégalée.

Martine se plongea avec ferveur dans l’étude historique et iconographique de ce sujet dont elle n’était pas spécialiste. Elle s’appuya sur l’ouvrage d’Annie Sidro, Le Carnaval de Nice et ses fous, fut aidée dans ses recherches par le conservateur du Musée Masséna de Nice, Charles-Alexandre Fighiera, et par Étienne Cordone, architecte et spécialiste du sujet, qui lui fournirent de nombreuses informations et documents fort utiles.

Elle choisit, après avoir réalisé de nombreuses esquisses et dessins préparatoires, de représenter l’arrivée du Roi Carnaval par la plage de Nice, avant qu’il ne soit couronné.  Il porte donc une coiffure populaire traditionnelle et non sa couronne. Son étole le rattache au costume d’Arlequin, le valet le plus célèbre de la Commedia dell’arte italienne, affirmant ainsi ses origines populaires. Sa veste est toutefois somptueusement brodée d’or et garnie de pierres précieuses et de belles dentelles.

On ne sait si sa face joufflue et joviale est un signe de bonté ou si elle annonce des événements à craindre. Ce Roi gargantuesque sourit-il avec bienveillance ou montre-t-il ses dents pour effrayer le petit peuple ? Quel sera le sort de ces Polichinelles tout de blanc vêtus qu’il tient en équilibre dans ses mains et qu’il place sous le feu du canon à confettis ?

L’aigle royal niçois tient dans ses serres trois boulets-collines rappelant l’histoire de Nice, de ses combats et de ses trois collines : le Mont Chauve, le Mont Alban et le Mont Boron. Il plante son regard dans celui du Roi, prêt à défendre la ville contre ce turbulent personnage venu de la mer. En face de lui, la noire ratapignata (1), son exact contraire, rappelle que la vie nocturne est intense et ne doit pas être négligée.

Aux pieds du Roi, les carnavaliers mettent la dernière main à sa somptueuse couronne. L’un d’eux est Alexandre Sidro, le père d’Annie, grand défenseur des traditions carnavalesques et qui régna en maître incontesté sur la création du char du Roi de 1964 à 1980.

Sur la plage et dans la Vila-Vielha (2), la fête bat son plein ! On berne le paillassou (3) en le projetant dans les airs, on souffle dans les cougourdons (4) musicaux, on frotte le petadou (5) et on chante à tue-tête dans la grande tradition du Charivari. Pendant ce temps, des ânes désarçonnent des militaires en grand uniforme, une petite niçoise apporte du mimosa fraîchement cueilli et un avion brinquebalant atterrit tant bien que mal en bousculant des petits Pierrots effrayés.

Sous les acclamations de la foule, Madame Carnaval est de retour de Gairaut avec ses vingt-quatre bébés qui symbolisent les vingt-quatre précédents carnavals, reprenant le thème de l’un des chars du défilé de l’année 1897 qui célébrait le 24e anniversaire du Carnaval de Nice.

Cette fresque populaire a été peinte par Martine pendant toute l’année 1980. C’est un grand tableau dont la minutie de la touche picturale digne des miniatures médiévales laisse pantois. Il a les dimensions exactes de l’affiche qui en sera tirée en nombre en sérigraphie et largement diffusée.

Comme toutes les autres œuvres de Martine, Carnaval a été peint avec la plus grande minutie au moyen de ses minuscules pinceaux en poils de martre. Après avoir longuement travaillé la mise en place de la scène générale et réalisé plusieurs grands dessins au crayon, elle commença par peindre l’aigle en commençant par son œil. Une fois le somptueux animal achevé, Martine peignit la Reine Carnaval vêtue d’un costume de paysanne accompagnée de ses nombreux bébés et entourée d’une foule déguisée et dansante. Puis elle s’attaqua au personnage du Roi. Elle commença par sa jambe droite, remonta lentement jusqu’au visage joufflu pour terminer par ses mains puissantes, sa jambe gauche plantée dans la foule et sa couronne royale, posée au sol et encore aux mains des carnavaliers.

C’est alors qu’elle décida qu’elle décida de donner un cadre au personnage, en donnant ses couleurs à la mer et au ciel et en représentant fidèlement la pointe de Rauba-Capeu que les Niçois connaissent bien. La Colline du Château, la Tour Bellanda, les immeubles voisins et une barque de pêcheur accostée sur la plage montraient bien que tout cela se passait à Nice. Le ciel était nuageux, ne s’éclaircissait qu’à l’horizon et les vagues se brisaient sur les gros rochers du bord de mer. Puis, vient le tour de la noire ratapignata, du canon à confettis, pointé vers le Roi et de la deuxième partie de la foule, celle qui faisait danser le paillassou.

Après plus de huit mois de travail, le grand tableau était achevé. Mais il ne satisfaisait pas Martine. L’horizon, placé au niveau du visage du Roi, lui semblait mal positionné et la présence de Rauba-Capeu déséquilibrait l’ensemble. Elle décida donc de supprimer la montagne et le rivage, de rendre plus calmes et presque abstraits le ciel et la mer même si, pour cela, elle allait devoir repeindre les pointes de l’étole, leurs grelots et quelques plumes de l’aigle.

L’œuvre Carnaval de Martine Doytier est à présent entrée dans l’histoire du Carnaval de Nice et constitue une référence à plusieurs titres : par sa générosité et son opulence festive ; par la place toute nouvelle donnée à une artiste femme dans le Carnaval ; par la rupture que provoqua la réintroduction de la tradition dans un Carnaval moderne et, surtout, par le talent incontesté de l’artiste qui l’a créée.

Notes :
1. Ratapignata : chauve-souris
2. Vila-Vielha : Vieille-ville
3. Paillassou : pantin rempli de paille
4.
Cougourdon : courge avec laquelle est réalisée une trompe musicale
5. Petadou : tambour à friction