Cinq questions à ...

Ce chapitre propose les réponses qui ont été apportées à cinq questions – toujours les mêmes – posées à des personnes qui ont connu Martine Doytier. Libre choix leur a été donné pour, soit répondre aux questions, soit proposer leurs réponses sous d’autres formes.

L’ensemble constitue une grande conversation dans laquelle se dessine, réponse après réponse, un portait de Martine Doytier, de ses moments intimes et de son rapport à l’art.

Merci à toutes celles et ceux qui ont bien voulu participer à ce projet. Il constitue l’une des étapes importantes de la remise en lumière de Martine Doytier et de son œuvre.

Cinq questions à Alain Amiel
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je ne me souviens par du jour où je l’ai rencontrée. À l’époque j’étais éditeur, mon monde c’était surtout les livres et je débarquais dans le milieu. Il me semble que j’en ai entendu parler avant de la rencontrer. C’est chez Jean Ferrero que j’ai vu une de ses œuvres pour la première fois. C’était le Facteur Cheval. J’avais été frappé par le raffinement de ce que je voyais, les milliers de signes et les questions que cette peinture m’invitait à me poser. J’avais tout de suite vu les tuyaux de Beaubourg et compris que c’était une œuvre récente et que l’artiste avait de l’humour. Mais le raffinement me renvoyait à la peinture de Jérôme Bosch, de Brueghel. La toile était impressionnante et m’intimidait un peu.
Il me semble que j’ai vu Martine la première fois à la galerie Le Chanjour, qui était alors rue de France. Je connaissais bien Christine le Chanjour et la jeune femme qui travaillait avec elle. Elles étaient en pleine discussion avec Martine, mais elles n’étaient pas gênées de continuer à parler du problème que rencontrais alors Martine devant moi : son compagnon voulait partir travailler à Bordeaux, elle était contre et vivait ça comme un abandon. Je ne connaissais pas le contexte, mais je voyais une belle fille aux cheveux courts souffrante et combative, dure. J’ai appris plus tard que son compagnon était Marc Sanchez, que je connaissais un peu pour avoir vu ses expositions à la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice.
Au fil des expos, j’ai un peu mieux connu Martine. À l’époque, avec des copains, j’avais contribué à la création d’une radio libre : Radio Nemo, juste après l’arrivée de Mitterrand qui avait libéré les ondes. Une aventure excitante dans laquelle j’étais très investi. J’avais fait venir Jacques Lepage, que je connaissais de Coaraze, et lui avais proposé d’animer une émission poétique. C’est grâce à lui que j’ai connu tout le milieu de l’art niçois.
J’avais également invité Martine mais je n’étais pas là le jour de sa venue. Par la suite, elle m’a dit qu’elle était intéressée par la radio, qu’elle aimerait faire des interviews. Malheureusement Radio Nemo a explosé, le président de l’association l’a vendue à un groupe qui rachetait les radios libres et j’ai donc créé une nouvelle radio : 105 FM et j’ai proposé à Martine d’y animer une émission tous les mardis. Je me souviens qu’elle était une bonne intervieweuse (je faisais la régie) et nous avons fait plusieurs émissions, mais les temps changeaient vite et il a fallu des autorisations d’émettre. Menacé d’un procès, j’ai été obligé à de tout arrêter. Martine en avait été désolée.
J’ai appris par la suite qu’elle s’était suicidée, ce qui m’a beaucoup touché. Je l’ai compris comme un dépit amoureux, une des causes importantes de suicide, sans en savoir plus où ne voulant pas en savoir plus.
Le temps est passé. Presque quarante ans ! C’est quand Bertrand Roussel m’a demandé si je savais où se trouvait le tableau de Martine à partir duquel a été réalisée l’affiche du musée de Terra-Amata que tout a commencé. Je l’ai renvoyé vers Jean Ferrero, mais il ne détenait pas cette œuvre. J’ai commencé à fouiller sur Internet et je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas grand-chose sur Martine. Comme j’écris des articles sur l’art et les artistes, j’ai eu l’intention de faire un article biographique sur elle et son œuvre (j’avais les images de ses tableaux). Mes recherches ont alors commencé et j’ai retrouvé Marc sur Facebook. Nous avons alors décidé ensemble d’aller plus loin…

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Elle était impressionnante, une grande gueule avec un accent parisien et très à l’aise pour parler d’elle. Je l’ai tout de suite considérée comme une grande artiste. Tout le monde, d’ailleurs, reconnaissait son grand talent. Je n’ai pas vu sa fragilité.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Comme je n’étais pas au cœur du milieu artistique, je n’allais pas chez Ben que je connaissais pourtant pour lui avoir demandé un dessin pour la couverture du premier livre que j’avais édité : le Guide de Nice. Je n’étais donc pas au courant, car sans doute pas intéressé, par les confrontations sur ce qui était de l’art ou n’en était pas. Pour moi, Martine était une artiste importante, son œuvre en faisait foi de façon évidente et indiscutable. Bien sûr, j’avais entendu parler de Supports/Surfaces, du Groupe 70, de l’École de Nice mais, justement, la diversité des mouvements m’amenait à penser que Martine faisait partie d’un autre nouveau mouvement ou avait créé le sien, ce qui ne m’étonnait pas.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Il est temps de donner ou de redonner à Martine la place qu’elle mérite dans l’Histoire de l’Art. Son œuvre, comme toutes les vraies et grandes œuvres, est intemporelle. Elle continue à nous parler et à poser des questions. J’ai déjà réalisé deux courts-métrages sur elle et il y en aurait beaucoup d’autres à faire…

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Des dizaines, mais les réponses seront dans l’exposition qui se prépare, dans son catalogue et dans les films en cours.

 

Alain Amiel est né en 1949 à Rabat. Il vit et travaille à Nice. Après avoir entrepris des études de  psychothérapeute, il décide, en 1981, de créer sa propre maison d’édition, Z’éditions. Jusqu’en 2003, il publie plus de deux-cents ouvrages sur l’art, la poésie, la psychanalyse ou la littérature. Il anime également des émissions de radio, crée des revues, accompagne ou expose des artistes et collabore avec des galeries. À  partir de 2001, il se consacre à l’écriture et devient spécialiste de Van Gogh sur qui il publie plusieurs livres et d’autres ouvrages sur différents thèmes (biographie de Jacques Matarasso, Renaissance Italienne, Street Art, etc.). Depuis quelques années, il se passionne pour la réalisation de courts-métrages sur l’art : Van Gogh, Bacon, Duchamp, Freud, Lacan, etc., et récemment sur Frédérique Nalbandian et Martine Doytier (M. Martin, Le Carnaval de Martine Doytier), et d’autres à venir. Il prépare actuellement un ouvrage sur Modigliani et écrit la biographie de Martine Doytier qui sera publiée dans le catalogue de sa première rétrospective, en 2022.

Site internet
www.alainamiel.com

Cinq questions à Dominique Angel
Mars 2021

Le milieu artistique Niçois des années 70/80 avait cette particularité d’être composé de nombreuses tendances, chacune animée par des artistes qui ont porté, à leur façon, les formes et les concepts de cette époque. Si nous étions nombreux et remuants dans chacune d’elles, nous observions sans sectarisme le travail des uns et des autres, en dépit des différents idéologiques et esthétiques qui nous animaient alors. Martine participait comme nous tous à l’effervescence de cette période, mais je la percevais comme une artiste singulière. Elle était la seule à n’être rattaché à aucune des tendances qui nous agitaient, tout en partageant nos centres d’intérêt. Elle travaillait, me semblait-il, dans une sorte de solitude au sein d’une famille à qui elle a su imposer sa peinture. Pour moi, cette singularité faisait de Martine un personnage mystérieux, un peu sombre, intouchable, une artiste que l’on ne critiquait pas. C’était du moins ainsi que je la voyais. Sa fin tragique m’a laissé sur cette impression que j’avais d’elle.


Dominique Angel est né à Briançon en 1942. Il a été étudiant puis enseignant à la Villa Arson à Nice. Après avoir longtemps vécu et travaillé à Nice, il est à présent installé à Marseille. Au cours de ces dernières années, son travail s’est développé autour de la représentation d’un espace architectural propre à la sculpture et à l’installation. La prise en compte de l’existence souvent éphémère des œuvres ainsi produites est devenue un élément de contenu d’autant plus important à ses yeux qu’il lui semble toucher à un aspect dissimulé mais déterminant de l’art contemporain. Il prépare de nombreux projets sur le terrain des arts plastiques et de la littérature et, comme il l’écrit lui-même « certains voient le jour selon les circonstances ».

Site internet
www.documentsdartistes.org/artistes/angel/repro.html

Cinq questions à Guillaume Aral
Juin 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je n’ai pas connu Martine Doytier. Je suis né en 1970 mais je me rappelle très bien, lorsque j’étais petit, avoir été intrigué par l’autobus qu’elle avait peint dans l’esprit d’une carrosserie déchiquetée qui laissait apercevoir un moteur que l’on qualifierait aujourd’hui de Steampunk.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Lorsque j’ai repris la Galerie Ferrero, en 2003, j’espérais que Jean Ferrero me laisse dans le stock les œuvres de Martine Doytier. Mais il s’est bien gardé de le faire, car il avait une secrète admiration pour elle en dépit des mots durs et fleuris qu’il a parfois employés pour la qualifier. Toutefois, je suis heureux qu’il ait donné à la Ville de Nice, quelques années plus tard, la sculpture autoportrait « Mr Martin » ainsi que le grand triptyque inachevé qui est une sorte d’Hommage à l’École de Nice. Ces dernières œuvres sont plus travaillées, plus minutieuses, que les premières œuvres plus naïves, mais dans les deux cas, on sent l’expression d’une personnalité complexe, voire perturbée.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Mon ami Frédéric Altmann a été le véritable découvreur du talent de Martine Doytier. Dans sa galerie Art’O à Flayosc et dans sa galerie L’Art Marginal à Nice, il a été le premier à promouvoir son œuvre. L’art naïf était à l’époque assez méprisé par l’avant-garde artistique, représentée localement par l’École de Nice. Si Martine a su, par sa personnalité forte, se faire admettre dans le cercle de ces artistes, ce n’est pas par son art. Ses dernières œuvres où sont représentés des artistes comme Arman, Ben, César et d’autres encore, me laissent penser qu’elle souffrait d’un manque de reconnaissance de la part de ces personnalités qui étaient au sommet de leur gloire. J’ai le sentiment qu’elle aurait aimé être adoubée en tant que membre de l’École de Nice.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Un terme me vient spontanément à l’esprit : atypique. Mais elle avait surtout une technicité, que je préfère qualifier en italien de « maestria », dans l’exécution. Contempler les détails d’un tableau de Doytier est une véritable aventure esthétique. Je ne lui trouve pas d’équivalent parmi ses contemporains. Je pense même qu’elle était techniquement plus compétente en peinture et en dessin que la plupart des grands artistes de son époque. Sans doute « à cause » de cela, elle se sentait différente et même incomprise.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Oui, par exemple, la question suivante : « En tant que marchand, êtes-vous intéressé par les œuvres de Martine Doytier ? »

Les œuvres de Martine sont très rares sur le marché. Cela, plus le fait qu’elle n’a pas la notoriété qu’elle mérite, a pour conséquence que ce sont des œuvres difficiles à estimer sur le plan économique. C’est donc davantage une valeur sentimentale que mercantile que lui accordent ses collectionneurs… dont je fais partie. Je n’ai pu acquérir qu’une seule œuvre de Martine Doytier, mais une œuvre majeure de sa période naïve. Il s’agit de « La Clinique des poupées» de 1971. Elle s’est inspirée d’une boutique qui existait alors à Nice, rue Gioffredo, où la commerçante réparait les vieilles poupées au visage de porcelaine. Cette commerçante-chirurgienne est ici représentée avec le visage empli de tristesse de Martine elle-même, au milieu des têtes répétitives et inexpressives des poupées. Il s’en dégage une atmosphère pesante… alors qu’il s’agit d’un magasin de jouets. Ce tableau est exposé en permanence à la Galerie Ferrero, dans son sous-sol à côté des œuvres de Virginie de Saint-Méard, car il y a comme un dialogue et une communauté d’âmes entre ces deux femmes artistes, malgré une différence de génération.


Guillaume Aral est né à Marseille en 1970. Il est niçois de cœur depuis 1971, ville où il a étudié puis enseigné le Droit avant de reprendre la charge de notaire de son père. C’est au début des années 2000 qu’il décide de changer de vie. Il rachète alors la galerie historique de Jean Ferrero qui souhaite passer la main et en poursuit l’esprit en s’engageant dans la promotion des artistes de l’École de Nice mais aussi de jeunes plasticien·es de la région. En 2020, il installe sa galerie dans la vieille ville de Nice, au 17 rue Droite. Fréquentée par une clientèle de passionné·es, elle est ce qu’on appelle communément « une institution ». Elle abrite en son sous-sol le cabinet de curiosité de l’artiste Virginie de Saint-Méard, dans lequel se trouve également « La Clinique des poupées » de Martine Doytier qui illustre parfaitement le tout premier style pictural de l’artiste.


Site internet :
www.galerieferrero.com

Martine Doytier
« La Clinique des poupées »
novembre 1971
huile sur toile
65 x 81 cm
Collection Galerie Ferrero, Nice

Cinq  questions à Christian Arthaud
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai entendu parler de Martine Doytier lorsque j’habitais, encore lycéen, à Draguignan. Je crois avoir vu un reportage à la télévision aux informations régionales annonçant son exposition à la galerie de Frédéric Altmann à Flayosc. J’ai un souvenir diffus de ma visite avec un ami qui habitait non loin de la galerie. Par contre, je me souviens très bien qu’on parlait d’elle comme de la jeune femme peintre qui fait des personnages avec de gros yeux noirs. Peut-être y eut-il un ou deux articles dans Nice-Matin qui furent prétexte à commenter ses tableaux, en famille à la maison ou au Bar des Philosophes où je retrouvais mes amis. Dans les années 70, l’art naïf avait le vent en poupe mais nous nous rendions bien compte que l’œuvre de Martine Doytier ne devait rien à ce contexte.
Je n’ai rencontré Martine que bien plus tard, sans doute en 1979 dans le Vieux Nice. En tant que compagne de Marc Sanchez, qui dirigeait la galerie d’art contemporain des musées de Nice (dite « la GAC » et où, avec Katy Remy, j’allais bientôt organiser des rencontres littéraires, des soirées-actions, des lectures, des projections audio-visuelles, etc.), je l’ai donc très souvent croisée pendant cinq ans et j’ai eu quelques occasions de discuter avec elle. Une conversation m’est restée, sans doute fin 1983, chez elle rue de la Préfecture. Elle était offusquée que je puisse imaginer remplacer Marc à la tête de la GAC ! Marc venait en effet d’annoncer son projet de quitter Nice pour Bordeaux (le capc) et Claude Fournet, le directeur des musées de Nice, m’avait fortement incité à me porter candidat pour lui succéder. J’avais bien compris que son agressivité, assez inhabituelle à mon égard, dissimulait mal une réelle difficulté à envisager cette situation nouvelle. Plus tard j’ai compris qu’elle en souffrait. 

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine avait un statut très particulier puisque le monde artistique (niçois, mais également international) d’alors se focalisait sur Supports/Surfaces, l’art conceptuel, la réactivation de la notion d’avant-garde à travers des performances, l’art corporel, la musique expérimentale, l’appropriation de l’œuvre de Marcel Duchamp, etc. Sa peinture, figurative, autodidacte, techniquement admirable, était observée comme une étrangeté. Elle me paraissait donc isolée. Elle toisait les membres du réseau de Marc avec ironie. Ce qui ne l’empêchait pas de nouer des amitiés et j’ai le souvenir de soirées très sympathiques. Son travail n’avait évidemment pas grand-chose à voir avec les peintres du dimanche ni avec les artistes dits naïfs qui reproduisent à l’infini des poncifs enfantins. Sa singularité était du même ordre que les vrais peintres, qui ont tout simplement un parcours et un langage plastique personnels, indépendamment des pressions de l’époque, sans parler des modes. La personnalité de Martine me semblait donc marquée par cet isolement intellectuel qui allait immanquablement restreindre la notoriété vers laquelle la qualité de son œuvre aurait pu (aurait dû) la conduire. D’une certaine manière, avec le recul, je pense que sa posture d’artiste (travail sur chevalet, fond réaliste) créant des œuvres dans lesquelles elle s’investissait totalement (à travers ce qu’elle ressentait, ce qu’elle vivait) produisait une certaine gêne. Comme si elle portait une vérité difficile à admettre. 

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Je viens d’y répondre ci-dessus.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Les tableaux de Martine Doytier sont autant d’autoportraits. Même les personnages que l’on peut identifier (Ben, Lepage, Dolla, Arman, César, etc.) semblent un mélange de deux physionomies, la leur et celle de Martine, comme si elle contaminait son environnement par son regard. La contagion règne : le passé avec le présent, le bonheur avec le malheur, Beaubourg avec le facteur Cheval !  L’œil des personnages est toujours à la fois joueur et inquiet. Très noir et très scintillant. Même les couleurs les plus vives s’assombrissent sous son pinceau. Les compositions semblent toujours révéler ce qui est interne (caché, rejeté, oublié) pour le révéler à la lumière d’une tendre noirceur, comme le feraient des écorchés. Ça grouille de vie et de mort. Aujourd’hui, nul ne contestera l’importance d’une œuvre aussi puissante qu’énigmatique. D’ailleurs, qu’y a-t-il d’autre dans l’histoire de l’art que des destinées incomprises ? 

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autre question.

Christian Arthaud est né en 1956 à Saint-Raphaël. Il vit et travaille dans l’arrière-pays niçois. Il a été conservateur adjoint du Musée Matisse de Nice puis a dirigé une entreprise de transport d’œuvres d’art. Il collabore régulièrement avec de nombreuses revues, écrit des textes critiques sur plusieurs artistes et organise des rencontres de poésie. Il est également conférencier et il a été commissaire de plusieurs expositions telles que « Raymond Roussel » au musée des Beaux-Arts Jules Chéret, « Écrit à Nice » à la Galerie d’art contemporain des musées de Nice, « Matisse l’art du livre », « La Céramique Fauve » ou « Le Mythe méditerranéen » au musée Matisse, avec Xavier Girard, « Picabia » au Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice, « L’Art et la scène », à la Galerie d’art du Conseil Général des Bouches du Rhône, « Jacques Dupin » au Théâtre de Privas, « Éloge de la fabrique – Picasso et les contemporains » au musée de Vence. Il prépare actuellement une exposition intitulée « Le Surréalisme et la littérature » qui se tiendra à l’été 2021 à Aix-en-Provence.

Sites internet
cipmarseille.fr/auteur_fiche.php?id=1704
www.sitaudis.fr/Poetes-contemporains/christian-arthaud.php

Cinq questions à Brigite Bardelot
Mars 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je n’ai rencontré Martine Doytier qu’une seule fois. J’étais alors employée à dresser l’inventaire des archives à la galerie des Ponchettes, dirigée par Jacques Fassola et Frédéric Altmann. Martine est venue nous présenter son tableau Le Facteur Cheval, qu’elle comptait proposer au jury du Prix de la Fondation de la Vocation mais s’inquiétait de ne pouvoir l’achever dans les délais impartis (il manquait la partie supérieure de l’architecture). Je suis restée ébahie et émerveillée par cette toile et par sa technique. À tel point que sa présence ne m’a jamais quittée et que je n’ai eu de cesse, par la suite, de parler d’elle, de suivre son travail avec passion et d’essayer de l’approfondir en écrivant sur l’artiste à diverses reprises pour la faire connaître et reconnaître. Mon grand regret est cette unique rencontre. J’aurais beaucoup aimé entretenir une relation amicale avec elle. Malheureusement, cette occasion ne s’est jamais présentée.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine Doytier en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Tout ce que je sais, je l’ai appris de la bouche de gens qui la connaissaient bien, Jean Ferrero, Frédéric Altmann qui était intarissable à son sujet et surtout par son fils Brice qui m’a révélé des pans de sa personnalité et de son intimité psychique. Et, bien sûr, par la fréquentation assidue de son œuvre. Je pense que c’était une personnalité ambivalente et très complexe, dotée d’un univers personnel très riche et très profond mais qui avait du mal à trouver sa place dans un environnement culturel dominé par la frivolité et  l’inconstance. Force et fragilité, confiance dans son talent et manque de confiance en soi. Anxiété, angoisse, désarroi intime, d’un côté et enjouement, convivialité, empathie, de l’autre. On sent des failles inguérissables et une volonté farouche de les dominer.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Elle était tellement différente des courants dominants de l’époque (abstraction, Supports/Surfaces, Fluxus, Conceptuel, etc.) dans lesquels la figuration était considérée comme obsolète, qu’elle était un peu reléguée dans un underground solitaire. Elle était admirée pour sa technique et elle avait des admirateurs inconditionnels mais je pense que ses thèmes et ses sujets étaient incompris ou, en tous cas, pas dans l’air du temps. Pourtant, elle adorait le milieu artistique, elle était avide de connaître et d’apprendre, et était très attachée à ses amis artistes mais toujours avec distance, avec un décalage conscient entre ses propres aspirations et celles du milieu qu’elle fréquentait.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

En cette époque de grand retour de la figuration, souvent banale et stéréotypée, je pense que la (re)découverte de l’œuvre de Martine va être un choc salutaire. Et grandiose si les médias s’en mêlent. Maintenant, tout est prêt pour qu’elle retrouve la place qu’elle mérite dans l’histoire de l’art et j’espère de tout cœur qu’elle va devenir une très Grande.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y a lieu, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

J’aurais surtout aimé, moi, lui poser quantités de questions sur elle et sur son travail !

Brigite Bardelot est née à Vierzon en 1947. Elle est décédée à Bourges le 6 février 2023. Elle va vécu et travaillé dans le Cher. Elle était Docteure en Lettres et Arts, diplômée des Beaux-Arts et a également mené une carrière d’artiste et de professeure d’art. Brigite Bardelot a été cofondatrice, avec Philippe Biancheri et Jean-Noël Montagné, de L’Atelier de la Lanterne, avenue Saint-Marguerite à Nice, friche culturelle et lieu alternatif de 1992 à 2002. Elle a été l’autrice d’une thèse soutenue en 1993 et intitulée Jargon & écriturisme : hétérodoxies du langage dans la création poétique. Elle était spécialiste des textes en jargon de Dubuffet et de l’Art Brut, ainsi que des langages poétiques hétérodoxes : glossolalies, zaoum, lettrisme, poésie concrète, OuLiPo, etc. Elle était l’autrice de André Martel, du jargon comme l’un des Beaux-Arts, paru en 1998 chez Rom Éditions à Nice.

Site internet
www.lanouvellerepublique.fr/indre/les-coutures-chirurgicales-de-brigitte-bardelot

Cinq questions à Birgit Campbell
avril 2021

C’est Daniel Biga, mon mari, qui avait fait la connaissance de Martine Doytier chez Ben vers 1977. À cette époque, nous habitions dans les collines de l’arrière-pays niçois et nous cherchions un appartement à Nice. Grâce à Martine, qui venait de s’installer au 18 rue de la Préfecture dans la vieille ville, nous avons trouvé un appartement dans le même immeuble et sur le même palier. Je suis donc devenue sa voisine !

À cette époque, elle et moi traversions un période un peu trouble avec nos « hommes » et nous étions un peu seules, chacune avec un enfant. Mais nous ne parlions pas trop de ces problèmes-là, au contraire, nous cherchions à nous distraire et à distraire nos enfants, Jeanne et Brice, qui avaient le même âge. Martine était sensible et accueillante et cela a renforcé notre amitié. Comme nous étions sur le même palier, les enfants le traversaient librement pour se retrouver et jouer ensemble. Jeanne se souvient aussi d’une fête de Noël familiale très joyeuse que nous avons passée chez Martine avec sa famille. Et le jour de son anniversaire, Brice l’avait invitée chez lui pour qu’elle trouve son cadeau qui y était caché : un petit chiot caniche que je lui offrais à la place du petit frère qu’elle aurait souhaité !

Ensuite, nous partions parfois tous ensemble dans l’Austin Cooper de Martine, avec sa grande chienne noire Orabelle et notre petit caniche Prunelle, tous bien serrés dans la voiture, pour emmener les enfants à la campagne et leur apprendre à monter à cheval. Nous nous promenions souvent aussi dans le Vieux-Nice avec nos chiens, nous nous arrêtions dans notre resto préféré pour prendre un verre et, parfois, nous décidions sur un coup de tête de commander un plateau de fruits de mer et d’inviter plein de monde à le partager !

Souvent, Martine venait me voir à la maison, dans sa blouse bleue de travail, pour me demander si je voulais boire un « jus » avec elle. Alors je m’installais à côté d’elle, sur un petit tabouret et, alors que nous buvions nos cafés et fumions nos clopes, elle se remettait au travail sur le grand tableau qu’elle était en train de peindre et qui allait servir à réaliser l’affiche du Carnaval de Nice! Je l’admirais, mais je ne posais pas de questions et je la regardais travailler. C’était en 1980.

Parfois, elle me racontait un peu sa vie. Un jour, elle m’a dit qu’elle avait traversé une période de vaches maigres pendant laquelle elle ne mangeait que du riz complet. Mon impression était qu’actuellement elle s’en sortait mieux ! Je savais aussi que Jean Ferrero était intéressé par son travail et qu’il lui achetait des œuvres.

Elle m’a raconté aussi que, quand elle était enfant chez les bonnes sœurs, elles lui avait interdit d’utiliser sa main gauche. Comme elle était gauchère, elle en est restée muette pendant six mois ! Pour cette raison, quand elle m’a parlé d’un tableau qu’elle avait peint et dont le sujet était des bonnes sœurs faisant un pique-nique au bord de l’eau, j’ai compris son genre d’humour !

Je dois dire que la compagnie et l’amitié de Martine m’ont beaucoup aidée lorsque j’ai traversé des moments difficiles. Peut-être en raison de la complémentarité de nos deux caractères différents – nordique et latin – mais ayant le même désir de paix et de réussite, chacune profitant de l’autre pour tenter de trouver des solutions et cela d’une manière simple et naturelle.

Puis, un jour, j’ai décidé de partir pour les États-Unis et, malheureusement, je ne l’ai plus jamais revue. J’ai été très touchée par sa mort, surtout parce que je ne comprenais pas pourquoi elle avait fait ce geste. Pendant longtemps j’y ai repensé et me suis posé la question : « pourquoi as-tu fais ça ? Mais j’ai l’impression que personne n’a la réponse. Quelques jours avant son décès, j’avais reçu une lettre d’elle qui contenait l’affiche du Centenaire du Carnaval et un dossier de presse sur les neuf expositions sur le thème du Carnaval qui étaient organisées dans neuf musées de Nice et dont le catalogue comportait l’affiche de Martine en couverture. Tout semblait bien aller pour elle…

J’ai surtout connue Martine d’une manière privée et intime. Je ne saurais donc pas m’exprimer sur la nature de sa personnalité publique. Si ce n’est que, dans ces années-là, mon entourage était constitué de toutes les personnalités artistiques que l’on définit aujourd’hui comme l’École de Nice et Martine, bien sûr, en faisait partie.

Dans les années 90, je suis revenue à Nice et je suis passée à la galerie de Jean Ferrero pour lui demander des nouvelles des œuvres de Martine. Sa réponse fut laconique, il me dit : « plus personne ne s’y intéresse ! »

Je suis donc ravie de voir ce qui est fait actuellement pour faire connaître son travail qui le mérite amplement.

Birgit Campbell est née au Danemark. Venue une première fois à Nice comme jeune fille au pair dans les années 1956-1957, elle y revient en 1961, après des études à l’Université de Copenhague, option français et sport. C’est à Nice qu’elle rencontre le poète Daniel Biga qui deviendra son époux et avec qui elle aura une fille prénommée Jeanne. Avec Daniel, elle fréquente tout le milieu artistique et littéraire niçois. Elle participe à la création d’un groupe de femmes qui réfléchissent et écrivent sur la condition des femmes. En 1975, leur livre « Les Barbarottes » est édité par les Éditions des femmes. En 1981, elle part refaire sa vie aux États-Unis où elle épouse un chanteur d’opéra et vit dans le monde de la musique. Elle vit à présent dans la région d’Autun en France.

Denis Castellas
Avril 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine Doytier alors qu’elle partageait la vie de Marc Sanchez qui était en charge de l’art contemporain et de la jeune création dans les Musées de Nice, dirigés par Claude Fournet. Nous étions un petit groupe d’artistes à avoir fondé une association nommée, je crois, « L’Atelier » et nous nous rencontrions assez régulièrement avec Marc, qui était souvent  accompagné de Martine.
Je me souviens que l’avis de Martine m’intéressait plutôt plus que celui des autres artistes, parce qu’il n’était ni tempéré par la complaisance ni exacerbé par la concurrence. Je lui prêtais – et je ne pense pas m’être trompé – « un œil ».
Je me souviens d’un voyage à Paris où nous étions partis avec deux voitures dont une était sa Morris Cooper et d’une remarque qu’elle m’avait faite sur le ciel dans la peinture naïve. Je me souviens aussi que Marc avait une Volkswagen qu’il avait achetée à David Niven, ce qui donnait une certaine aura au véhicule et même une certaine classe.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine Doytier en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine avait conscience de sa valeur et conscience aussi que sa singularité même l’obligeait à camper sur les marges d’un art français toujours très soucieux de classement et d’exclusion. En France, on est toujours le ringard de quelqu’un, le réactionnaire d’un autre et le demeuré d’un troisième. Je pense que cette situation française était blessante pour elle et qu’elle en souffrait. Et écrivant ceci je me demande si les chiens qu’elle a toujours eus n’étaient pas, littéralement, des chiens « de garde »…

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

J’y réponds ci-dessus.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Aujourd’hui, où tout se mélange (plutôt à cause du marché d’ailleurs qu’à cause d’une évolution des consciences) il me semble – j’espère – qu’on peut regarder plus aisément son travail. Apprécier certaines choses, en aimer moins d’autres, peu importe : on prend conscience d’une œuvre et on peut enfin la considérer avec tout le respect qu’elle mérite. Avec le temps le talent et la singularité deviennent plus universels.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y a lieu, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autre question.

 

Denis Castellas est né le 21 juillet 1951 à Marseille. Il est artiste et vit actuellement à Nice où, au milieu des années 70, il réalise ses premières expositions, appartenant à une génération d’artistes français que l’on pourrait situer entre Support-Surfaces et la Nouvelle Figuration. En 1980, il fait partie du groupe d’artistes de L’Atelier à Nice et expose à la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice. Depuis cette époque, il développe un travail dans lequel l’abstraction des formes et la présence de figures, parfois seulement esquissées, constituent un univers en apparence fragile ou inachevé mais qui, bien au contraire, est particulièrement cohérent et affirmé. A partit de 2010, il partage sa vie entre Nice et New York où il est l’un des rares artistes français à réussir à s’implanter.  Il est à présent de retour à Nice et son travail est représenté par les galeries Catherine Issert et Ceysson et Bénétière.

Lien Internet
https://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Castellas

Cinq questions à Max Charvolen
Mars 2021

J’ai connu et croisé Martine Doytier à la fin des années 70 et au début des années 80. Il me reste en mémoire ses peintures où les visages de ses personnages ont une forte présence avec des yeux qui semblent scruter le regardeur tout en structurant l’espace de la toile, son affiche pour le carnaval de Nice et une très grande toile en cours qui intégrait des représentations d’artistes ou de personnes liées au monde de l’art niçois sur un fond gris en attente d’être comblé.

J’ai le souvenir très subjectif d’une personne réservée se tenant comme en retrait. Son regard m’a toujours fait penser aux visages des personnages qu’elle peignait. Ce sont les pièces où il y a grouillement, interpénétration des choses avec les personnages qui m’ont le plus touché. Une anecdote, si ma mémoire ne me joue pas des tours – ce pouvait être en 79 ou 80 – j’ai vu la  grande toile en chantier avec son fond gris ainsi qu’une sculpture en cours lors d’une réunion de travail chez Martine dans le Vieux-Nice. Nous étions quelques-uns à travailler sur la préparation de l’exposition « Nice à Berlin » qui devait se tenir à la DAAD Galerie à Berlin.

Avait-elle le visage de ses toiles ou ses toiles le sien…


Max Charvolen est né à Cannes en 1946. Il a suivi une double formation en art et en architecture, achevant cette dernière dans l’agence d’Oscar Niemeyer, à Rio. Il participe au groupe INterVENTION (1968-1973), créé par Raphaël Monticelli et Marcel Alocco, et aux manifestations de l’École de Nice. En 1970, il est co-fondateur du Groupe 70 avec Louis Chacallis, Vivien Isnard, Serge Maccaferri et Martin Miguel, qui tous remettent en cause les composantes de la peinture, de l’abstraction et les moyens et modalités de l’acte de peindre et de son espace.

Site internet
documentsdartistes.org/artistes/charvolen/repro

Cinq questions à Michèle Cianéa
Avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine dans les années 78, je travaillais alors dans les musées de Nice et en particulier au Musée Masséna où se trouvait le Directeur des Musées de Nice, Claude Fournet, et le Bureau de l’adjoint à la Culture, Roger Binda. Je faisais partie de ces jeunes étudiantes et étudiants qui œuvraient pour la culture à un moment où la ville de Nice était pionnière en la matière, qu’il s’agisse des enfants avec la médiation culturelle ou du grand public avec la programmation d’événements culturels dans les musées (expositions, concerts, spectacles, etc.) mais aussi avec des animations de rues. Avec une Galerie d’art contemporain des musées aux Ponchettes et un Bureau du jazz à l’Hôtel Westminster, la ville bougeait au rythme de la culture, c’était une première !!! Parmi les personnalités qui donnaient le ton, au-delà de l’adjoint à la culture et du directeur des musées, on trouvait des musiciens comme Jacques Fassola, Gilbert Bezzina ou Scott Ross et des artistes comme Martine Doytier et bien d’autres. Mais c’est avec ceux-là que j’avais une certaine proximité qui m’a permis de rejoindre le groupe.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Je ne suis pas sûre d’avoir pu distinguer chez Martine la personnalité publique et privée. Pour moi, il n’y avait pas vraiment de différence entre les deux. J’avais pourtant remarqué le côté sombre de Martine et ses personnages lui ressemblaient beaucoup dans leur allure générale. Je n’ai jamais connu son histoire personnelle mais je ressentais chez elle une blessure profonde, toujours à vif. Mais, à d’autres moments, elle était pétillante, pleine de vie. Martine a connu un destin tragique qui nous a tous bouleversé. J’ai un exemplaire de son affiche du Centenaire du Carnaval de Nice que je regarde régulièrement et je pense souvent à elle, en regrettant sa disparition. Je suis de celles et de ceux qui ne l’ont pas oubliée. Martine ne vieillira jamais et restera jeune à jamais.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Personnellement, j’appréciais énormément son travail. Il relevait presque de la miniature médiévale, mais aussi se rapprochait de l’art naïf ou de la bande dessinée de science-fiction. C’est une appréciation toute personnelle, mais c’est mon ressenti.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Je trouve que l’œuvre de Martine n’a pas pris une ride et qu’elle est toujours très actuelle. J’ai eu la chance d’aménager le bus TNL peint par Martine pour le transformer en Expobus. Il tournait dans la ville avec de petites expositions thématiques qui rencontraient un grand succès Le projet avait été retenu et subventionné par le ministère de la Culture.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autres questions.

Michèle Cianéa est née à Nice où elle vit et travaille. Elle y a étudié l’Histoire, l’Archéologie et la Géographie, a participé aux fouilles du site de Cimiez, guidé les groupes de touristes et de scolaires pour gagner sa vie, participé à l’organisation d’expositions et collaboré à des publications. Sa Maîtrise en Archéologie obtenue, elle intègre l’Institut d’Études Ligures de Bordighera en tant qu’assistante et participe aux fouilles menées à Vintimille. Un stage de conservation au Musée Borély lui permet de valider son diplôme puis, de retour à Nice, elle prend la direction du Service de médiation culturelle de la Ville de Nice pour les musées, le cinéma et la musique, le Caidem, poste qu’elle occupera pendant vingt années. Elle crée la Mission Patrimoine, enseigne dans le supérieur, puis rejoint le Centre Universitaire Méditerranéen comme cheffe de projet pour la culture scientifique et y développe de nombreux événements : conférences, expositions, concerts. En 2008, elle réintègre la direction de la Culture et créé la Direction du Patrimoine dont elle assurera la direction jusqu’en 2015. En 2017, elle intègre la Fondation du Patrimoine dont elle devient l’une des déléguées adjointes pour l’antenne des Alpes-Maritimes.

Cinq questions à Noël Dolla
Avril 2021

ENITRAM *

Martine Doytier était une belle femme brune au regard noir, c’était une femme forte, précise, intransigeante, autant dans sa peinture que dans sa vie. Martine était une obsessionnelle et une dominatrice.

Lorsqu’on regarde sa peinture, on navigue vite entre l’étonnement et l’effroi, pour ma part, moi qui ai toujours été loin de ce type de peinture et même dois-je dire qui combattait ce type de pratique de la peinture, j’étais fasciné par le côté halluciné et noir de cette œuvre.

C’était l’hiver 1984 à Nice, le 16 février, le ciel était giottesque d’un bleu pur comme il sait parfois l’être en ce temps de Carnaval, cette période où la vie normale cède le pas à la « folie » organisée sous le masque imprévisible et grimaçant de la liesse populaire. Je crois que Martine Doytier n’a peint toute sa vie que les multiples facettes d’une vision hallucinée d’un  éternel carnaval.

J’aimais beaucoup Martine et Marc, j’avais pour ce couple une véritable admiration et une grande amitié. Je n’oublierai jamais ce triste jour du 16 février 1984 lorsque Martine a été trouvée sur son lit par son fils et que j’ai malheureusement dû appeler le SAMU.

* Il existe une peinture de moi réalisée en février 1984 à la Galerie d’art contemporain des musées de Nice dont le titre est  « ENITRAM », en hommage à ce grand peintre de l’étrange qu’est Martine Doytier. Elle fait partie de la Collection du FRAC Lorraine

Noël Dolla,
Enitram 9681241,
1984,
peinture, résine, fibre de verre et néon rouge,
222 x 405 x 16 cm.
Collection FRAC Lorraine, œuvre acquise en 1985.

 

 

Noël Dolla est né à Nice en 1945. Il vit et travaille à Nice.
« Depuis plus d’une quarantaine d’années, Noël Dolla se livre à une entreprise picturale des plus singulières, ne cessant de mettre en crise les fondamentaux de la peinture même, dans l’esprit de l’abstraction. Tout son œuvre est un travail de mémoire, de la mémoire. Une mémoire des gestes et œuvres qui l’ont précédé. Une mémoire de l’atelier, des outils, des savoir-faire et techniques. Et puis une remise en jeu permanente de cette mémoire, un oubli. Une amnésie. Comme les rebonds de mille balles de tennis sur une plage de galets.
Depuis le début, l’œuvre procède par séries, reprises, répétitions, bifurcations, contradictions, retournements et enchaînements. Elle semble se déployer (leurrée ?) entre deux directions opposées en apparence : une déconstruction radicale de la peinture, de ses concepts, moyens, fins, histoires… et une implication subjective, voire intime et baroque de l’artiste dans son œuvre. Noël Dolla aime à rappeler qu’il navigue entre Supports-Surfaces et Fluxus… »
(Texte extrait d’une notice d’œuvre provenant du site internet du Mac Val : macval.fr/Noel-Dolla)

Site Internet
documentsdartistes.org/artistes/dolla

Cinq questions à Louis Dollé
Juin 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Jamais.
Je commence ce questionnaire par « jamais ».
Mais je mens.
Je l’ai rencontrée deux fois.
Enfin, la première fois, plusieurs fois, car nous nous sommes souvent croisés et, la deuxième fois, plusieurs fois, car j’y suis retourné.
La première fois, j’étais au collège « Port Lympia ».
La pire période de ma vie.
Sauf qu‘en sortant de cet endroit maudit, aride et désertique, je croisais régulièrement un autobus peint, étrange, plein d’engrenages satisfaisants.
Il était très beau, ce bus.
La deuxième fois, c’était au MAMAC de Nice. J’étais étudiant en art, je m’emmerdais en regardant l’expo qui devait être probablement, encore une fois, sur « l’École de Nice » et, comme j’ai dû le faire comprendre un peu plus haut, je n’aime pas l’école.
J’aime lire, apprendre, étudier mais je déteste l’école.
Puis, je tombe un triptyque qui me parut immense. Il me semble que le titre en était « L’École de Nice », je n’en suis pas sûr mais je l’ai ressenti comme cela*.
Un tas d’ordure super bien peint avec, quelle satisfaction, dans les ordures quelques artistes.
Tout pour me plaire ! Du sens ! Du symbole ! Et une exécution parfaite !
J’y suis retourné plusieurs fois, ce tableau me fascinait.
Ha ! Je mens encore…
Une fois, j’étais invité chez Jean Ferrero car il m’avait fait miroiter l’achat-commande d’une de mes sculptures.
Je n’y croyais pas trop, je me méfie de ce vieux filou, ces personnages m’effraient et ça coûte cher à ma carrière d’artiste.
Il venait, après la vente de sa célèbre galerie, de racheter l’espace de la galerie Quadrige, à deux pas de son ancienne galerie. Pour embêter le nouveau propriétaire ?
Et bien là, dans ce fatras d’art contemporain poussiéreux et d’art africain pas terrible, se trouvaient de magnifiques tableaux de Martine Doytier.
Elle me toucha encore.
Puis, j’ai retrouvé le triptyque amputé d’un morceau. Quelle honte ! Mal exposé au Théâtre de l’Artistique.
Ce manque de respect à son œuvre l’aurait touchée…
Ce traitement médiocre de son œuvre m’a attristé.
Une dernière rencontre : Marc m’a demandé d’écrire un texte sur Martine.
J’ai été très touché de cela.
Je suis donc reparti à sa rencontre. J’ai lu, j’ai cherché et je suis allé re-re-re-re voir le « diptyque » (peste soit de l’assassin de l’œuvre) et j’ai pondu un texte.
Est-il bon ? Je ne sais, j’y ai mis du cœur, je n’avais que le droit d’être sincère.

* : Le titre exact est : «  Martine Doytier, Autoportrait, 1979-1984, huile sur toile, triptyque 240 x 510 cm »

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Et bien non, toujours pas.
J’aurais pu.
Je la croisais sûrement, dans le Vieux-Nice.
Ma mère y avait un atelier où elle faisait des sculptures en cougourdes.
Elle était la risée de l’intelligentsia.
Elle n’a pas tenu…
Donc, Martine.
Je me dis qu’elle devait avoir un sacré caractère (j’ai écouté les podcasts sur le site) pour PEINDRE ! Tout d’abord, surtout avec autant de sens et de symbolisme et face à une peinture officielle pas terrible et pseudo-underground (quand les marchands officiels s’intéressent aux arts de la rue, il vaut mieux se méfier ! Se méfier des bourgeois qui s’encanaillent, ils salissent tout, ces gens-là).
Peindre comme elle peignait va à l’encontre du « ce qu’il faut faire pour être reconnu ».
Et puis, une femme artiste ! Déjà, artiste, ce n’est pas facile mais, en plus, femme artiste, ô pôvre !!!
Elle devait avoir de grands moments de joies et d’infinies tristesses…

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail dartiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

 Je n’ose l’imaginer, la pauvre.
On devait la prendre pour une originale, on devait dire : « On l’aime bien Martine, elle est sympa, mais ce qu’elle fait ce n’est pas de l’art ».
Le monde est cruel pour les originaux sensibles, on les apprécie à leur mort : « Un bon artiste est un artiste mort ».

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2023, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

 Son œuvre dépasse le temps, elle n’a pas eu besoin de s’ancrer dans ces décennies.
Même si l’artiste est le reflet de son époque, Martine est le reflet de l’engagement dans son art. Pas mal devraient en prendre de la graine.
Sa peinture est sensible.
Sa peinture est courageuse !
Sa peinture est belle.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que lon vous pose et, sil y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Martine Doytier a-telle influencé votre travail ?

Oui, au quotidien, son courage, son engagement et son travail du symbole : elle est un modèle pour moi !

Penses-tu, Louis Dollé, qu’elle apprécierait notre temps ?

Je me demande, mais bon je m’identifie, hein, et je me demande si, comme moi, elle n’aurait pas envie de vomir en voyant la médiocrité et le manque de moralité des artistes, sans majuscule. Au service d’une municipalité qui déteste l’indépendance, la liberté de ton, la sensibilité et la quête de sens.
J’ai souvent honte de ce qui se passe, j’hésite souvent entre vomir et me barrer de cette ville.
Si j’avais les moyens je m’enfuirais.
Trente ans au service des niçois, ça me suffit !
Y aura-t-il, un jour, un vrai passionné d’art pour faire émerger la jeune scène artistique niçoise, si nombreuse et qualitative?
Je suis désolé, moi aussi je lutte dans cette ville, j’ai tort.
Si la médiocrité persiste, c’est parce qu’on la réclame.
Je pense que Martine aurait vécu très mal cette époque, mais je m’identifie trop.

Merci pour ce questionnaire, Marc !
Non mais vraiment, il faut laisser l’art dans cet état là?
Mais non !
Bon, j’ai hâte de voir cette expo sur Martine se monter, enfin il y aura de belles œuvres à voir.

 

Louis Dollé est né à Nice en 1971. Comme l’indique son site internet, il est sculpteur-dessinateur-peintre-installateur. Après avoir suivi des études d’ébéniste et obtenu son diplôme en 1989, il se dirige vers des études d’art qu’il entreprend à la Villa Arson. Il quitte pourtant rapidement cette institution, qu’il juge peu adapté à ses souhaits, pour voler de ses propres ailes en tant qu’artiste. Il développe alors une œuvre de sculpteur et de dessinateur qui montre son grand intérêt pour la figure humaine. Il utilise les matières brutes, telles que le fer, la terre ou le bois pour en tirer des œuvres spectaculairement expressives. Se disant également « ymagier », il aime à dessiner, à raconter et à partager avec les autres, également sous la forme d’un enseignement de l’art qu’il dispense dans son école niçoise qu’il a nommé « L’Orange bleue » et où ses cours d’expression artistique sont autant d’espaces de liberté et de création.

Site internet :
louisdolleymagier.org

Cinq questions à  Daniel Farioli
août 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?
J’ai connu Martine au temps de la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice et de Calibre 33. Il y avait alors une grande activité artistique à Nice et nous avons, dans les vernissages et dans ses expositions, échangé sur des sujets généraux tout-à-fait cordialement.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?
En tant que personne privée et publique (difficile pour moi de faire la différence) il me semble que c’était une femme déterminée, mais aussi en souffrance. Ses choix picturaux ne correspondaient pas à l’air du temps. C’était une personnalité à part, qui se battait pour son art avec force dans un univers assez restreint, provincial et sectaire. Les artistes formaient à l’époque des clans assez fermés et critiques et Martine se trouvait picturalement isolée. Mais c’est tout à son honneur, car elle ne s’est pas pliée aux conventions du moment et aux modes. Il fallait avoir beaucoup de force et de conviction pour oser cela.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?
En général, celles et ceux avec qui j’étais en contact, disons le milieu de l’art niçois, trouvaient qu’elle avait beaucoup de talent, mais que sa peinture rompait avec la modernité contemporaine. Sa peinture est un courant connu baroque et fantastique (je ne sais pas si ce sont les bons termes) qui a toujours existé depuis Jérôme Bosch et qui représente, avec le plus de précision possible, les tourments universels. La toile montre la termitière du monde, cette extension de la vie, sans laisser le moindre territoire libre.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2023, sur l’œuvre de Martine Doytier ?
Peut être qu’aujourd’hui la peinture de Martine Doytier est plus dénonciatrice de ce monde souvent immonde. Constatant avec l’humanité dans sa croissance vers un productivisme débridé, elle renvoie à un monde pictural grouillant, dévorant les espaces et cruel. Mais au lieu de traiter cela avec rancœur ou colère, Martine Doytier l’a traité avec poésie.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?
Non, pas d’autres questions. Sinon ajouter que je me souviens très bien de son beau physique de tragédienne grecque ou romaine et de son assurance qui avait, en même temps, un air souvent mélancolique. C’est une femme que je respectais parce qu’elle osait s’engager seule dans une voie différente. Il m’est arrivé de la défendre lors de discussions où elle était critiquée parce qu’elle était extérieure aux canons de l’époque.

Daniel Farioli est né en Algérie en 1942. Il est artiste et il vit et travaille à Nice. Après une enfance passée en Corse où il commence à dessiner, à peindre et à jouer de la musique, il vit à Paris, puis en Angleterre et c’est en 1968 qu’il s’installe à Nice avec son épouse. Dès le début des années 70, son activité d’artiste soutenue l’amène à exposer ses œuvres et à réaliser des performances, notamment en Hollande. À Nice, en 1978, il est l’un des cofondateurs du Collectif Calibre 33 avec les artistes Dominique Angel, Geneviève Martin et Gilbert Pedinielli. Lieu de travail, de rencontre et d’échanges, Calibre 33 marquera la vie artistique niçoise jusqu’à sa dissolution en 1988. Daniel Farioli, par une œuvre aux multiples facettes qui touche notamment à la peinture, la sculpture, la performance, l’écriture ou la photographie, aime à déconstruire les codes et à bouleverser les valeurs « traditionnelles » de l’art contemporain pour construire un univers artistique complexe et riche de sens qui a fait l’objet de nombreuses expositions, en France comme à l’étranger.

Site Internet
Site Daniel Farioli

Cinq questions à Jean Forneris
mars 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Il m’a été donné de rencontrer Martine dans le cadre du Centenaire du Carnaval de Nice en 1984. En effet, en 1981, Martine avait créé l’affiche officielle du Carnaval, affiche profondément originale, déclinant la plupart des thèmes carnavalesques antérieurement mis en œuvres par les « Ymagiers » de S. M. Carnaval, d’abord Alexis Mossa (1844-1926), puis son fils Gustav-Adolf (1883-1971). Si mes souvenirs sont bons, certains carnavaliers (ceux qui « fabriquent » le roi Carnaval et son joyeux cortège) furent d’abord hostiles à cette œuvre qui leur paraissaient – on se demande bien pourquoi – étrangère à leur tradition centenaire. Néanmoins, devant le succès de l’affiche de Martine, l’œuvre sera reprise dans le cadre du centenaire du Carnaval niçois en 1984, ornant même le boitier regroupant tous les catalogues des expositions édités à cette occasion par les musées de Nice.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Quelques brèves rencontres : le souvenir d’une personnalité très réservée.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Dans le milieu niçois, alors tout bouillonnant des activités des artistes de l’École de Nice et de ses marges (du Nouveau Réalisme à Supports/Surfaces, pour simplifier abusivement une réalité riche et diversifiée), Martine m’a semblé un sorte d’OVNI, inclassable dans les taxinomies dans lesquelles on se plaît – on se plaisait – à caser une œuvre. Néanmoins, Martine était appréciée et respectée par la plupart de ses collègues artistes, même si ses œuvres paraissaient d’abord étrangères à la création niçoise. Ce qui est certain, et cela plaide en faveur de la reconnaissance du grand talent de Martine, le galeriste, collectionneur et grand connaisseur de l’art contemporain à Nice, Jean Ferrero, acheta de nombreuses peintures de Martine et fut son fidèle et solide mécène, sans jamais s’en dessaisir, jusqu’à l’importante donation de sa collection à la Ville de Nice.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Une création profondément originale, en dehors des modes éphémères, ce qui permet à l’art de Martine d’échapper aux fluctuations du goût et des évaluations rapides. Un art de peindre avec une finesse et une précision infinies. Comment ne pas évoquer les miniatures médiévales et renaissantes, les Primitifs principalement nordiques. Martine n’a jamais nié son appartenance à une histoire, celle de l’art. Dans la célèbre et jadis controversée affiche de 1981, Martine réinterprète et renouvelle ce qui a été les thèmes et leur mise en œuvre de « Ymagiers » du Carnaval niçois, en particulier G.-A. Mossa durant son étrange période « symboliste » durant laquelle ses projets de chars carnavalesques offrent un imaginaire aussi débridé que celui qui a présidé à l’élaboration de son bref parcours symboliste.
Martine, a été une artiste profondément indépendante des trop faciles sollicitations de l’immédiateté et avec un imaginaire « baroque » très personnel qui rejoint à sa manière les pulsions créatrice de l’Art Brut. Le Facteur Cheval, une peinture de 1977, témoigne fraternellement de son admiration pour le bâtisseur du Palais Idéal d’Hauterives.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autre question

Jean Forneris est né en 1944 à Nice. Il vit et travaille à Nice. Après des études de philosophie et d’histoire de l’art, il a été conservateur du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret à Nice. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur Gustave-Adolphe Mossa et Raoul Dufy. Il a également souvent écrit sur l’œuvre d’artistes contemporains tels que César, Arman, Jean Mas, Bruno Mendonça ou Jean-Pierre Giovanelli. 

Cinq questions à Claude Goiran
Mars 2023

Début des années 80
Avec un peintre (j’ai oublié qui)
Je fus invité chez Martine Doytier
Elle habitait rue de la Préfecture
Je ne me souviens plus de son appartement
Je n’y suis allé qu’une seule fois
Il était sombre
Ni qui était présent
Peut-être deux ou trois personnes, pas plus
Dans son espace de peintre au milieu des toiles
Je fus étonné par des pinceaux cassés
C’était des pinceaux fins et petits
Des pinceaux pour un travail minutieux et de précision
Je voulus savoir pourquoi ils étaient brisés
Elle me répondit
Qu’une fois qu’elle avait terminé une toile
Elle cassait tous les pinceaux qui avaient servi à la peindre
Cela me marqua
Je lui demandais si je pouvais en prendre un
Elle me les offrit tous
Je les ai toujours conservés

Martine n’était pas une amie
J’étais tout jeune, juste vingt ans
Je ne la côtoyais pas
J’ai peu échangé avec elle
Surtout lors des vernissages
Et j’avais beaucoup de respect pour elle
Elle m’impressionnait
Je me souviens d’une femme sombre
Avec un très joli sourire
J’ai vraiment été attristé par sa mort brutale
Et incompréhensible pour moi

Viva !

Les pinceaux brisés de Martine Doytier.
Photo : Claude Goiran, Nice.

 

 

 

 

 

 

Claude Goiran est né à Nice en 1960. Peintre, sculpteur, vidéaste, il fait partie de l’équipe d’artistes de « L’Atelier », à la fois lieu de travail, de rencontres et d’expositions pour ces jeunes artistes des années 80. En 1983, il expose des peintures aux « crânes noirs-bleus » dans le cycle « Attention Peinture Fraiche » de la Galerie d’art contemporain des musées de Nice. Il a toujours continué à peindre et à dessiner dans une veine à la fois figurative, poétique, haute en couleurs et aux sujets engagés. Parallèlement, il a développé une activité d’éducateur spécialisé et demeure très actif dans le domaine de l’art au travers d’expositions, de textes ou d’illustration d’ouvrages qui montrent le lien direct et affirmé qu’il a toujours entretenu avec le monde qui l’entoure et son humanité.

Site Internet
fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Goiran

Cinq questions à Hélène Jourdan-Gassin
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’avais entendu parler de Martine Doytier comme étant une très bonne artiste, mais je ne l’avais pas encore rencontrée, peut-être entrevue chez Ben dont je fréquentais les Pour et Contre à partir de 1972. Ensuite, c’est Claude Fournet qui m’en a parlé car il l’appréciait beaucoup, comme artiste et comme amie. Nous nous sommes retrouvées au mariage de Noël Dolla avec Élisabeth Mercier, chez eux au Port, et je lui ai fait quelques photos que j’ai encore. Nous nous sommes vues par la suite, mais plus comme des relations que comme des amies, jusqu’à ce dîner chez moi, avec Marc Sanchez, Claude Fournet et mon compagnon Gérard Rignault, aujourd’hui disparu.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Difficile, elle me semblait assez distante, assez dure même, avec une grande prestance cependant. Je n’étais pas encore galeriste, juste une petite collectionneuse intéressée par l’art contemporain et pas particulièrement par son travail. En temps que femme, je dirais qu’elle m’impressionnait un peu…

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Je connaissais l’impact de son œuvre à Nice au niveau du Carnaval, mais j’étais assez étrangère à sa forme d’art. Quand je suis devenue galeriste, je me suis attachée à montrer surtout de très jeunes artistes sortant des écoles d’art et plutôt non figuratifs, au début tout au moins. Ensuite, ce qu’on a appelé la Figuration Libre m’a intéressée, mais Martine Doytier n’en faisait pas partie et je pense qu’elle se sentait elle-même très éloignée de cette bad painting, pourrais-je dire, elle dont la recherche allait vers une grande qualité technique, un savoir peindre, un désir de saisir la représentation précise. Elle était donc à part dans ce milieu des jeunes artistes. Vis-à-vis des plus anciens, très Supports/Surfaces, son discours n’étant pas celui d’une intellectuelle mais celui d’une instinctive, elle était également une étrangère.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Le mien est admiratif, sans cependant qu’il soit conquis par l’œuvre dont il perçoit toutes les qualités mais dont les caractéristiques ne correspondent pas à sa sensibilité. Quant au regard des autres, des marchands, du marché, il est tellement conditionné par la mode, par la finance, que je n’ai plus sur lui aucune opinion, ni jugement, si ce n’est qu’il est en crise et que parfois, d’une crise peut naître du nouveau. Je crois que Martine Doytier y a sa place, un espace à part qu’elle a, je pense, toujours revendiqué.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre.

Pas vraiment, si ce n’est celle-ci : que serait devenue la peinture de Martine si elle n’avait pas eu la volonté de mettre fin à sa vie ? Vers quoi serait-elle allée ? C’est plus une question sur son être que sur le devenir de son art.

Hélène Jourdan-Gassin a pris le nom de sa grand-mère Lola Gassin pour ouvrir sa boutique en 1978, puis sa galerie où, de 1984 à 2000, elle a organisé plus de vingt premières expositions de jeunes artistes mais aussi présenté des artistes internationalement reconnus. De 2001 à 2010, sa vie étant partagée entre New York et Nice, elle a suspendu ses activités de galeriste pour se consacrer à l’écriture. Depuis 2011, de retour à Nice, elle a repris ses activités de galeriste en appartement, au rythme de deux à trois expositions par an. Elle propose en même temps la vente en ligne d’œuvres d’art contemporain des artistes de la galerie ou issues de sa collection personnelle. Fondatrice en 1985 de la foire d’art contemporain Art Jonction International, elle en a été la présidente pendant quinze années. Également commissaire d’expositions, journaliste (en France et aux États-Unis) et écrivaine (son premier livre « Jane et Zacarie » est publié chez Édilivre). Elle anime également un blog sur l’actualité artistique et culturelle.

Site internet et blog
www.lolagassin.com
chezlolagassin.com

Cinq questions à Patrick Lanneau
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine à la fin des années 70, j’étais en relation avec Marc Sanchez pour un projet d’exposition dans la galerie des musées de Nice dont il s’occupait. Il y avait des soirées animées chez Martine et Marc, souvenirs de moments intenses. Les relations étaient respectueuses, Martine avait quelques années de plus que moi, j’étais impressionné par sa stature et sa gouaille.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique?

Elle était très présente par sa force, la puissance silencieuse de sa peinture, sa détermination, j’avais le sentiment, certainement faux, qu’elle n’avait peur de rien. Il y avait une petite barrière entre elle et les autres, quelque chose qui la rendait inatteignable, surtout en public.

Comment dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique?

Elle était respectée, son travail, par sa singularité, imposait le respect. Il y avait plusieurs clans, beaucoup de confrontations, de déclarations très affirmées sur : « est-ce l’Art ou pas ? » Elle était rejetée parfois du cercle de ceux qui étaient censés détenir la vérité. Mais c’était une guerrière qui menait son combat de son côté et pour cela elle était reconnue par tous comme une artiste.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier?

Je vois les tableaux de Martine comme des romans, ou des nouvelles, toujours un peu mélancoliques et peints avec de l’amour, du plaisir et beaucoup de solitude. Le fait qu’elle assumait sa singularité et qu’elle développait son œuvre avec une certaine sérénité dans ce brouhaha des années 80, m’a aidé à garder confiance en moi dans les moments difficiles. Je lui dois cela, une sorte d’exemplarité. Aujourd’hui, ses tableaux vivent leur vie, ils sont toujours impressionnants, majestueux. C’est un opéra, vie et mort, vice et vertu…

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autres questions

 

Patrick Lanneau est né en 1951 à Tours. Après avoir longtemps vécu à Nice, il vit et travaille à présent dans l’arrière-pays niçois. Il a étudié aux Beaux-Arts de Tours (1971-1973) puis à la Villa Arson à Nice (1974-1977). À Nice, en 1980, il contribue à créer L’Atelier, lieu de travail et de rencontres avec d’autres artistes comme Jean Borsotto, Denis Castellas, Sylvette Maurin, Gérard Sérée, Gérald Thupinier. La même année a lieu Sa première exposition personnelle officielle dans le cadre du cycle « Attention Peinture Fraîche » de la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice. Depuis, il a réalisé de très nombreuses expositions et ses œuvres sont présentes dans des collections publiques prestigieuses. Patrick Lanneau a toujours été un artiste de la couleur et de la lumière. Grand paysagiste, sa peinture est généreuse, vigoureuse et dynamique et exprime parfaitement son talent de coloriste hors-pair par des camaïeux lumineux, robustes et poétiques.

Site internet
www.documentsdartistes.org/artistes/lanneau/repro

Cinq questions à Muriel Lepage
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai vu pour la première fois Martine à un « pour et contre » de Ben, chez lui à Saint-Pancrace. Je l’avais certainement déjà aperçue mais c’est là que je me suis demandée et que j’ai demandé « qui est-ce ? » Je pense que j’étais une jeune adolescente à ce moment-là. J’avais l’habitude de ce type de soirées qui étaient pour moi de l’ordre du spectacle, du grand théâtre de Ben. Et Martine m’est apparue comme un personnage. Grande sur ses talons aiguilles, une robe cintrée par une large ceinture à la taille, les cheveux très courts, le visage fort et très maquillé. Et puis le chien, immense, en laisse. Très belle et étrange. Dans cette assemblée, elle dénotait et on sentait tout de suite son envie de se distinguer. Et puis, ce soir-là comme souvent dans ces situations, elle s’est mise à s’engueuler avec Ben. Et c’était bien.
Nous nous sommes revues plus tard, j’avais une vingtaine d’années. J’étais toujours « la fille de » mais plus tout à fait. Ce qui a initié le lien est un chien, le mien, elle m’a aidée quand il a fallu qu’il meure et à ce moment-là nous sommes sorties des bavardages de vernissage. Nous avons  commencé à parler, à échanger, prendre des cafés, aller au Castel pendant deux ou trois étés, quand j’étais à Nice, nous nous sommes vues seules et avec Marc, son compagnon, et d’autres artistes de leurs amis. Nous ne parlions pas de sa peinture. Elle connaissait mes intérêts et nous savions toutes deux que j’étais très loin de son univers.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

La personne publique était, il me semble, une fabrication, non pas artificielle, mais plutôt comme si elle avait poussé certains traits de son caractère pour les mettre en scène et en jouer. Pour se faire une place et se faire entendre. Elle aimait ses chiens mais ils faisaient partie de la femme qu’elle voulait montrer et qu’elle était aussi. Grande gueule, avec une pensée très singulière, des points de vue qu’elle exprimait clairement et avec beaucoup d’autorité. Et d’humour. Quand on la voyait pour un café dans le Vieux-Nice, elle était habillée et maquillée avec le même soin. Mais de rares fois, je l’ai vue pieds nus, en pantalon et chemise blanche trop grande chez elle. La personne apparaissait derrière le personnage.
Cette personne parlait facilement de sa vie privée, de Brice, de son travail, des gens autour d’elle avec une grande liberté et une grande franchise à la jeune femme que j’étais. Et sans l’ombre d’une condescendance, avec une vraie générosité. On la sentait fragile, certainement abîmée par la lutte qu’elle devait mener pour exister dans ce milieu, avec cette peinture-là. Quand elle avait poussé un coup de gueule dans un vernissage ou un débat, et qu’on en reparlait avec elle, elle disait dans un grand rire : « je n’en ai rien à foutre » et « comme ça au moins, ils m’ont entendue et ils ont entendu une femme, ces cons de machos ». Et c’était aussi ça, être une femme artiste de cette peinture figurative à Nice dans les années 80.
Je me rappelle que je l’appelais « Martine, la fatale et la fragile ». Il me semble que ce qui m’a marqué était une forme de solitude profonde chez elle dont je ne savais si elle était entièrement voulue. Une distance par rapport à cette personne publique devenue aussi certainement un personnage parfois encombrant. Elle écoutait en boucle la chanson d’Eddy Mitchell « Les yeux menthe à l’eau » et la fredonnait tout le temps avec une forme d’ironie et en même temps une vraie émotion dans la voix.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Son compagnon, Marc Sanchez, dirigeait la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice où il faisait des expositions de très grande qualité dans lesquelles l’art contemporain international était montré souvent même avant l’explosion de ces artistes et de ces mouvements dans le monde de l’art. Elle était donc entièrement au fait de l’art de son temps mais ce n’était pas le sien. Elle était à part. Elle avait mis en place une manière de travailler, une méthodologie et une technique qui lui permettait de faire ce qu’elle avait décidé avec beaucoup de réflexion. Mais dans la ville encore marquée par Supports/Surfaces et au milieu des années du retour à la figure mais à une figure expressionniste, libre, son travail était-il regardé ? Oui, mais comme une singularité. Il était apprécié, salué comme un tour de force, notamment technique, mais pas comme faisant partie du monde de l’art contemporain.
Son bus notamment avait été remarqué mais justement parce que d’une certain façon il rejoignait certains codes de l’art de son temps en quittant l’espace du tableau. La particularité de son univers, l’amoncellement des objets et des formes, les figures dont certaines frôlent l’autoportrait, tout cela était vu et discuté mais toujours dans un espace singulier, qui lui était propre. Pourtant elle avait des liens avec ce milieu dont elle a représenté des figures marquantes dans un de ses tableaux. Elle était très critique vis à vis du monde de l’art contemporain. Elle remettait en cause nos jugements, nos cadres de pensée, la notion même de contemporain, notre vision de l’histoire, et elle avait aussi certainement un grand besoin de reconnaissance de la part de ceux-là même avec qui elle bataillait fermement.
Et puis, c’était une femme. Non seulement son travail n’avait rien à voir avec l’art du moment mais en plus elle était une femme. Double peine. Il fallait bien des talons aiguilles, une grande gueule, un chien immense et des cheveux très courts entre hypra féminité revendiquée et virilité de l’attitude pour exister dans l’espace public de ce monde.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Je ne sais pas. Je n’ai plus vu d’œuvres d’elle depuis tellement longtemps. Cette question m’embarrasse parce qu’elle met en jeu une relecture de l’histoire dont je me méfie. On voit bien combien, aujourd’hui, il est de bon ton dans les institutions de redécouvrir des œuvres. Je ne  voudrais pas que relire son œuvre aujourd’hui soit comme une forme de bonne conscience que l’on se donnerait. Je pense qu’il faut travailler pour que son œuvre soit vue. Vraiment vue avec les outils nécessaires. Cela ne veut pas dire que j’apprécie plus son travail, qu’il est plus proche de ce que j’aime qu’avant mais il continue de m’interroger et, évidemment, maintenant il me touche à l’aune de sa disparition. C’est ce qui rend difficile cette question. Je pense que, comme pour tous les artistes dont on veut montrer l’œuvre, il y a un travail d’historien à faire. Comment les tableaux sont nés ? Qu’est-ce qu’elle regardait ? Qu’est ce qui a formé son regard ? Quels liens peuvent être faits aujourd’hui avec d’autres artistes ? Qu’est-ce qu’elle lisait ? Qu’étaient ses modèles pour elle ? Et il faudrait aussi se détacher de ce qu’elle disait de son travail pour le regarder à distance et dans l’histoire afin de mener un travail critique.
Car ses œuvres sont spectaculaires par leur envergure, leur contenu et leur technique et, souvent, il me semble que je me suis contentée de cela : d’avoir le souffle coupé par le travail, de reconnaître les uns et les autres  dans les portraits, d’être happée et inquiétée par son univers obsessionnel. Il faudrait en savoir plus, que je puisse sortir de ce qui est un souvenir, pour répondre à cette question, et regarder l’œuvre depuis notre temps. Je pourrais juste dire qu’aujourd’hui toutes les singularités et les marges sont immédiatement aspirées par le centre, ce qui va changer, me semble-t-il, le regard porté sur son travail.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

C’était déjà beaucoup de questions et il est difficile d’y répondre. C’est bien aussi de ne pas pouvoir tout dire. Et donc je n’ai pas tout dit.


Muriel Lepage est née à Nice en 1964 où elle vit en partie. Après avoir obtenu un DEA d’Histoire de l’art et un DESS de Gestion des institutions culturelles, elle a enseigné l’histoire de l’art contemporain dans les écoles d’art de Nîmes, Montpellier, Mulhouse et Sète ainsi qu’à l’université. En 2007, elle est nommée directrice de l’École municipale d’art de Sète puis, en 2010, de l’École supérieure d’art de Clermont Métropole (ESACM), poste qu’elle a occupé jusqu’en 2019.

Cinq questions à Anne Lovreglio
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Trop tard ! C’est un très grand regret de ne pas avoir rencontré Martine Doytier après quelques vernissages niçois où je l’apercevais. Sa réputation de talent la précédait. Mais nous évoluions dans deux mondes distincts de l’Art : l’Ancien et le Contemporain. Dans les années 1980, mon travail professionnel était particulièrement astreignant : Expert en tableaux anciens, je réalisais des émissions de radio (45 mn hebdomadaires pour Radio France), et de télévision (50 mn. bimensuelles pour France 3). Je répondais aussi à la demande d’éditeurs, dont le Robert, qui m’avait commandé un dictionnaire. J’avoue que, très sollicitée par les stars de l’art parisiennes, je prenais plaisir à les faire confronter, dans les émissions en direct, avec des valeurs du Midi,  que j’invitais, témoin de dialogues plutôt inattendus entre personnes voulant se persuader mutuellement d’être les meilleures. Exceptionnellement, j’avais invité Martine seule. Mon intuition, me persuadait  qu’elle saurait exprimer des certitudes personnelles différentes. Effectivement.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine était belle. C’était la première évidence. Son aisance, sa vivacité en public, prouvait un esprit réactif sans forfanterie. Elle possédait un naturel séduisant, sans recherches d‘effets de charme. Elle savait écouter, elle pouvait rire. Mais avant de l’affronter (c’est le mot. Saurais-je lui poser les bonnes questions ?) Je pensais déjà à ce qu’elle cacherait. J’avais regardé certaines de ses œuvres avec une attention qui n’avait rien d’analytique sur ses techniques picturales sur fond de virtuosité académique.  Mais le centre de l’une d’elles m’avait retenue : elle, Martine, seule, comme isolée d’une foule aux visages identifiables, qu’elle avait là reproduite fidèlement sur une toile de dimensions importantes. Elle, tenant son chien dans les bras, comme on berce un enfant. J’avais compris ce véritable message, comme exhibitionniste d’une détresse non avouée. Ce couple était un aveu. Les questions que je lui poserais, lors de l’interview prévue, ne devraient pas dépasser la frontière des interdits qu’elle laissait entrevoir.
Elle a répondu d’une voix forte, avec  parfois une logique où perçait, à peine, une nuance de dérision volontariste. Personne publique ou privée, je n’étais pas suffisamment proche pour interpréter ses attitudes. Se permettant ce naturel irréprochable que seuls possèdent ceux qui sont investis de certitudes données par des perceptions mentales qu’ils sont seuls à posséder, tel Yves Klein qui affirmait que « l’œuvre d’art possède une qualité immatérielle, possiblement captable, transmissible, en plus de sa spécificité visuelle tangible ».

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Ne faisant pas partie du milieu de l’Art ni contemporain, ni avant-gardiste. Il n’y avait pas, à l’époque, de discussions en ma présence. La virtuosité de Martine Doytier dans l’expression picturale était indéniable. Les observateurs savaient le constater. Et je peux assurer n’avoir jamais entendu une critique. Seules des questions affluaient sur les nombreux symboles à analyser dans sa peinture.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Ce  regard ne peut être qu’un constat rétrospectif, des questions restées sans réponses, effacé par l’évidence d’un talent magistral trop tard découvert.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Non, pas d’autre question.


Anne Lovreglio est née à Paris et vit et travaille à Nice. Elle a suivi des études d’art à Paris et de peinture à Florence, fréquentant théoriciens d’art et… faussaires à Madrid et à Barcelone. Elle est Expert agréée et Officier de la médaille du mérite des Experts (Institut de l’expertise). Elle a travaillé dans le monde des antiquités et des galeries d’art à Nice et, avec sa fille Aurélia, elle répond aux commandes d’éditeurs pour des ouvrages spécialisés tel le Dictionnaire des mobiliers et des objets d’art édité par Le Robert. En tant que journaliste, elle a écrit de très nombreux articles dans divers quotidiens et mensuels et travaillé pour Radio France et pour France 3. Elle termine actuellement un Dictionnaire intitulé Les Mots de l’Art et un lexique du vocabulaire du Street Art employé par les graffeurs et les tagueurs, qui « regroupe tous les mots que devraient connaître les galeristes, commissaires-priseurs, collectionneurs et tous ceux qui s’intéressent à l’Art Urbain ».

Cinq questions à Jean Mas
Mai 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai rencontré Martine, vers la fin des années 70, à la galerie l’Art Marginal de Frédéric Altmann qui se trouvait rue de la Préfecture, à Nice. Ce fut toujours de brèves rencontres.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

J’avais une crainte : celle que son regard me dévore en procédant à des découpes artistiques alimentant son travail.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Surprise et inquiétude marquaient le regardeur qui percevait le tourment émanant de ses compositions créatives réactives.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Dans une de ses toiles, elle peignit l’une de mes Cages à Mouches. C’était le plus petit des objets. Il intriguait. Tout comme l’œuvre de l’artiste !

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autres questions


Jean Mas est né à Nice en 1946, où il vit et travaille.  À partir de 1973, il inscrit son travail dans la mouvance artistique niçoise que l’on a coutume d’appeler l’École de Nice ainsi que dans le mouvement Fluxus. Il y est reconnu avec un objet caractéristique qu’il a inventé : La Cage à Mouche. Cet élément, tout autant objet que matériau conceptuel, traverse l’ensemble de son œuvre et constitue son véhicule essentiel d’expression, telle une mythologie individuelle ou un art d’attitude. Jean Mas s’exprime et se manifeste artistiquement sous de nombreuses formes : textes, interventions, objets, sculptures, discours, etc. et lors de performances qu’il regroupe sous le nom générique de « PerforMas ».

Site Internet :
www.jeanmas.com

Cinq questions à Sylvette Maurin
Avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Martine Doytier, ce fut tout d’abord, dès mon « retour » à Nice, en 1978, alors que j’occupais (grâce à Jacques Fassola, organisateur de festivals consacrés aux Arts et Cultures de Bali, proche de Claude Fournet alors Directeur des Musées de Nice) une modeste fonction d’accueil à la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice, auprès de Marc Sanchez, la surprenante arrivée, dans la lumineuse entrée de cette Galerie, d’une très élégante personne, accompagnée d’un magnifique canidé. Grande, majestueuse, élégante, juchée sur de beaux et hauts talons, une Dame ! Visage aux traits affirmés, sourcils épilés, celle dont je découvris le nom et le prénom plus tard, ne pouvait laisser indifférents ceux et celles qu’elle croisait, en ses régulières allées et venues entre son domicile particulier du Vieux Nice, les trottoirs ensoleillés du Quai des États-Unis, où elle promenait régulièrement son splendide compagnon à quatre pattes, et les différents espaces niçois dédiés aux arts visuels et à la culture. À cette époque-là, nos relations ne relevaient d’aucun caractère particulier. Nous ne faisions que nous « croiser ». 

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine Doytier était une personne au caractère très affirmé. Elle donnait l’impression de savoir, de façon assez stricte et précise, qui elle était, ce dont elle était porteuse, tant sur le plan intime, privé et personnel, que dans sa vie professionnelle. Je n’ai jamais établi de relations de proximité avec elle car elle m’intimidait fort. Elle m’en imposait et elle maintenait, entre elle et moi, une distance que je ne me suis jamais autorisée à transgresser ou à franchir.  Je la croisais souvent, aux côtés de son compagnon Marc Sanchez, dans les différents vernissages, et ce jusqu’à mon départ de Nice, pour le désert du Néguev, en 1982. Elle nous rendait parfois visite dans les locaux de l’Atelier de la rue Saint-Vincent où je travaillais aux côtés des artistes de l’Atelier. Là encore, la prestance de ses allures et la perspicacité de ses propos m’impressionnaient beaucoup. Martine en « imposait » fortement ; et rares furent celles et ceux qui purent, publiquement, l’ « amadouer » d’une quelconque façon.     

 Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Alors là, c’est vraiment le « scandale » de cette décennie, en ce qui concerne tout au moins l’ensemble du tissu artistique et culturel niçois et même de toute la région Paca. Car elle n’eut pas de son vivant, en dehors de quelques rares, bien trop rares, mises en exergue, commandes et autres honneurs qui auraient dû lui être prodigués de façon « titanesque », la reconnaissance du milieu artistique et de ses professionnels qu’elle méritait, très haut la main ! Une telle artiste ! Un Titan, vraiment, et non des moindres. Personnellement, j’étais absolument subjuguée par sa puissance créatrice, par l’importance des forces intérieures que cela supposait et par ses maitrises techniques, qui étaient d’une ampleur et d’une force colossales ! Comment pouvait-on, en tant que professionnel des arts visuels dans cette ville, ne pas porter aux nues et honorer de multiples façons de tels talents ? Martine était une PEINTRE, une immense peintre ! Sa maîtrise des différents outils afférents à ces pratiques étaient sans limites. Elle jouait avec les pinceaux, elle dansait avec les couleurs, elle dessinait les mondes qui l’entouraient et qui l’habitaient avec une maitrise hors normes. Il me semble qu’elle faisait « peur », tant elle était douée ! Ah oui, ils et elles avaient peur, dans leurs petits cénacles ! Bon, certes, elle ne leur facilitait pas la vie, puisqu’elle jouait sur tant de « tableaux » à la fois. Caricaturiste de grands talents, affichiste remarquable, sculpteur dans différentes matières, et surtout peintre ! Alors là, c’était plus que l’on pouvait en supporter aux Royaumes du Réalisme Nouveau et des Surfaces Supportées ! Peintre et femme de surcroit, diantre ! Elle fut maintenue à l’écart, de façon scandaleuse. Certes, son caractère et sa personnalité ne facilitaient sans doute pas les choses mais, professionnellement, on se devait de passer outre et d’aller à la rencontre de son génie.      

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Eh bien, tous les regards que l’on peut accorder à un génie pictural, tout simplement. Reconnaitre et honorer ce travail, sans aucune limite. Et ce qu’accomplit ce site, au questionnaire duquel je réponds avec grand plaisir, devrait être répercuté de façon très forte, dans toute la Ville de Nice et dans la Région Paca, si ce n’est à l’international. Des expositions devraient lui être consacrées, des ouvrages, des colloques, des rencontres, que sais-je encore. Et déjà le minuscule square « Martine Doytier », qui se trouve devant la Villa Arson, sur la colline Saint Barthélémy (et que je découvris par le plus grand des hasards !), qui est à l’abandon, devrait être réhabilité, et le travail de Martine Doytier entrer de plein pied (sur les hauts talons qu’elle affectionnait tant ! ) dans les murs de cette Villa, de différentes façons. Ce silence est une honte !    

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Non, tout va bien. Ce site et tous les hommages qu’il subodore à l’égard du travail de Martine Doytier est le bienvenu.

Sylvette Maurin est née à Hussein Dey en Algérie, en 1947, et arrive à Nice en 1962. Après des études de Littératures Francophones à l’Université de Nice, elle s’exprime au théâtre, à partir de 1966, aux côtés de Richard Monod, puis, en 1967-1968, auprès de Gilbert Pedinielli. Elle voyage ensuite au Maroc et au Sénégal où elle s’imprègne de l’art et de la culture pour en retranscrire des pans dans ses différents travaux. Durant ces années, elle s’exprime à la fois comme artiste en arts visuels, écrivaine, organisatrice d’événements culturels ou chroniqueuse de jazz pour le Jazzophone. En 1978, elle a contribué à fonder l’Atelier à Nice avec plusieurs autres artistes, lieu de travail et d’exposition dans lequel elle a travaillé jusqu’en 1982. Depuis 2019, elle vit à Santa Cruz de Ténérife où elle travaille sur des éléments des cultures Guanches et sur les socles de « Basalte(s) », en résonance avec d’autres créateurs, au Sénégal et dans les espaces Macaronésiens . 

Cinq questions à Raphaël Monticelli
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je n’ai pratiquement pas eu de relations personnelles avec Martine Doytier. Je l’ai rencontrée deux fois alors que Max Charvolen préparait son exposition à la galerie d’art contemporain des musées de Nice, en 1981. J’avais conscience de rencontrer une artiste ardente, hors normes, tout à la fois très intégrée au milieu artistique et culturel niçois et, en même temps, comme en marge ou sur les bords. Nous avons eu les propos d’usage lors de ce genre d’occasion. Courtois et distants.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Je disais « ardente et hors normes ». J’ajouterai que, comme personne, je la trouvais… farouche. Une boule d’énergie. À vrai dire, comme personne, je la trouvais très impressionnante. La personnalité publique… Dans ce  cas, encore, j’ai peu à en dire. Je me répandais moi-même assez peu dans les milieux artistiques niçois. J’en connaissais les échos. J’en voyais les réalisations. Elle était, à mes yeux, l’une des personnalités artistiques « en vue » dans le milieu niçois et j’en voulais pour preuve les œuvres et affiches qu’elle réalisait.   

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Son travail d’artiste me semblait donc plutôt bien perçu. Il s’inscrivait dans la grande lignée de ces artistes que l’on dit tantôt « naïfs » (aucune naïveté ni en elle ni en son  œuvre pourtant), ou « bruts » (rien pourtant de plus élaboré que son travail !). Je savais qu’elle était bien suivie par Frédéric Altmann et je trouvais qu’elle était bien à sa place dans cet art « marginal » dont elle débordait pourtant les marges. Par ailleurs, je savais que nombre de mes amis artistes avaient des contacts fréquents avec elle, je pense en particulier à Noël Dolla dont le travail semblait et semble si éloigné de celui de Martine Doytier et qui la tenait en grande estime.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Depuis quelque temps, je revois les œuvres de Martine Doytier. Je trouve qu’elles auraient pu être peintes de nos jours. Je ne sais s’il faut dire que cette œuvre porte une « intemporalité », ou si elle s’inscrit plutôt dans le temps long. Il reste qu’en effet, lorsque j’ai appris que l’on cherchait à faire redécouvrir cette œuvre et à la valoriser, j’ai trouvé que c’était une action importante et nécessaire et j’y ai immédiatement adhéré.
Je l’aurais fait – et je le fais- pour bien d’autres artistes, naturellement. Mais cette « ardeur » de la personne, que j’évoquais plus haut, traverse toute son œuvre comme la traverse une vision forte, une vision tragique et douloureuse du monde…

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autre question.

 

Raphaël Monticelli est né à Nice en 1948, où il vit et travaille. Il est écrivain et critique d’art, lié depuis la fin des années 60 aux milieux artistiques et littéraires. Il est fondateur, en 1967, avec Marcel Alocco, du groupe et de la revue INterVENTION, où se retrouvent, notamment, Carmelo Arden Quin, Daniel Biga, Max Charvolen, Noël Dolla, Martin Miguel, Serge Maccaferri, Patrick Saytour, Claude Viallat. Il a ouvert à Nice, avec Martin Miguel et Max Charvolen, deux galeries associatives : « Lieu 5 » (1979-1984) et « Le Cairn » (1986-1992). Il y a présenté de nombreuses démarches, en particulier celles qui croisent écriture et peinture : Michel Butor, Michel Vachey, Bernard Pagès, Jean Mazeaufroid, Jean-François Dubreuil, Christian Boltanski, etc. Il a également été chargé de diverses missions sur l’éducation artistique et culturelle dans l’éducation nationale, de 1984 à 2008, et a été délégué académique à l’éducation artistique au rectorat de Nice, de 2002 à 2008. L’ensemble de son travail d’écriture s’organise autour de « Bribes », espaces d’apprentissage où il cherche à donner forme, contenance ou cohérence à ses rapports avec la langue, les textes et les autres.

Site internet
www.livre-provencealpescotedazur.fr/annuaire/raphael-monticelli-MTC_043_6949081443

Quatre questions à Bruno Montpied
Juillet 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je n’ai jamais rencontré Martine Doytier. Je venais, de temps à autre dans les années 1980, voir mes parents qui vivaient leur retraite à Cannes et, pour égayer ces séjours, j’allais toujours faire un tour du côté de Nice que je préférais, je dois dire, à Cannes, que j’assimilais à un chic mouroir pour bourgeois à la retraite. De plus, je m’intéressais passablement à la collection d’Anatole Jakovsky qui était conservée dans le Musée International d’Art Naïf sur une colline devant la mer.
Une fois, je suivis le carnaval, sans doute en 1984. Je me rappelle être tombé à cette occasion sur une reproduction de l’affiche du 100e Carnaval qu’avait créée une artiste qui m’était inconnue mais que je trouvai fort originale et singulière. Du jamais vu… L’artiste qui l’avait signée se nommait Martine Doytier.
Je ne sus pas où trouver de l’information à son sujet. Internet n’existait pas et je n’étais pas, à cette époque, familier ni de la région, ni des sources locales d’information artistique. Je résolus, dans le fanzine que j’autoéditais alors, intitulé la Chambre Rouge (n°4/5, 1985), de glisser un fragment de cette affiche, mais véritablement un tout petit fragment… Le style foisonnant de la peinture, l’influence que je crus détecter alors du côté de l’art dit naïf (notamment yougoslave), l’alliance avec la tradition populaire imaginative du Carnaval, la filiation possible aussi avec l’imagerie du symboliste niçois Gustave-Adolphe Mossa, que j’aimais beaucoup, m’intéressaient énormément. Mais, à l’époque, je commençais seulement de me pencher sur les expressions brutes, naïves et populaires. Je me concentrais avant tout sur ces dernières, pressentant qu’il y avait beaucoup de matière à défricher de ce côté-là.
Devinant qu’il s’agissait là probablement d’une artiste contemporaine, atypique et originale, visionnaire, mais avant tout contemporaine, je me consolai assez vite de ne pas avoir ni le temps ni les moyens de creuser la question sur place. Il faut dire aussi que je suis avant tout parisien, bien loin de Nice par conséquent…

Comment imaginez-vous le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

J’ai été très surpris de découvrir par la suite, grâce à des recherches sur internet, puis grâce aux informations révélées par Alain Amiel et l’Association des amis de l’artiste, que Martine Doytier était très inscrite dans les parages de l’École de Nice, dont je n’appréciais que modérément certains des membres, notamment Ben, que j’ai toujours considéré comme un histrion assez roué, qui m’a paru s’inspirer plusieurs fois de créateurs bruts, bien moins m’as-tu-vu que lui, bien plus modestes et secrets, et donc ne cherchant aucunement à ce que la lumière tombe sur eux (ce qui permet aux faiseurs « d’emprunter » leurs trouvailles).
Les photos et les films sur Martine Doytier nous la montrent fort résolue, féministe ‒ dans le style des féministes des années 1970, qui étaient à maints égards bien moins intégristes que les néo-féministes actuelles, dont certaines vont jusqu’à réclamer la mort des hommes… ‒, car se trouvant, semble-t-il, bien isolée au milieu d’un monde artistique niçois dominé par les hommes.
Par ailleurs, une photo, qui la montre en compagnie d’un grand chien noir qui lui vouait une affection exclusive apparemment, fait un peu peur, je l’avoue…
Son visage, aux sourcils absents (rasés volontairement ?), ses yeux très fardés dans des orbites sombres, que l’on retrouve dans les visages qu’elle a peints, ses cheveux invariablement gardés courts, tout cela lui donnait un aspect étrange, on dirait presque « gothique » aujourd’hui. Elle aurait pu être punk
Sur les photos, elle est toujours habillée de noir, elle paraît comme exhumée d’un monde de ténèbres, où elle finit par retourner d’elle-même en définitive (peu d’explications ont été données qui puissent justifier son geste final).
La méticulosité et l’acharnement (Doytier sonne pareillement que « doigté ») dont elle faisait preuve dans la peinture des détails de certaines de ses peintures les plus ambitieuses (le Palais du Facteur Cheval, l’affiche du Roi Carnaval, l’Autoportrait avec les artistes de l’École de Nice et ses alentours, qui est resté inachevé) me font penser qu’elle aurait pu à force contracter une sorte de fièvre cérébrale tant elle allait loin dans le fourmillement et le rendu des moindres détails… Comme chez d’autres artistes, comme Louis Pons qui faillit perdre la vue, paraît-il, à force de réaliser des dessins toujours plus fouillés, ou Marianne Van Hirtum, une surréaliste qui s’abîma la vue également, à force de dessiner des lignes de plus en plus fines dans des compositions arachnéennes. Ces artistes donnent tout pour atteindre à un niveau de vision inégalé, trahissant ainsi leur amour d’une poésie secrète attachée à des mondes imaginaires autres, alternatifs, ou à des mondes réels transfigurés.

Comment percevez-vous son travail d’artiste, ses liens avec le milieu artistique ?

J’ai un peu répondu à cela dans la question précédente.
J’aimerais seulement en apprendre davantage sur ses liens avec l’art naïf. Il me semble que ce chapitre (ses liens avec Frédéric Altmann et le musée d’art naïf de Flayosc) est un peu vite survolé lorsque des commentaires abordent l’histoire de son œuvre. Je crois me rappeler avoir lu quelque part, sur Internet, qu’elle avait reçu, à une époque, des conseils de la part d’un artiste qui aurait été yougoslave. Cela me paraissait expliquer l’aspect de certaines de ses peintures qui la rapprochent de l’art sous-verre, un peu lisse, des artistes naïfs yougoslaves (ceux de l’École de Hlébine notamment).
L’art naïf est sous-estimé, sous-évalué actuellement. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Cela avait commencé justement dans les années 1980, à cause de l’art naïf commercial mièvre et insipide qui avait commencé de se répandre depuis les années 1960-1970. Il semble que l’art de Martine Doytier a eu à souffrir de ces rapprochements et de cette sous-évaluation. Le fait qu’elle ait été simultanément, ou successivement, associée à l’École de Nice plutôt proche pour ce qui concerne cette dernière des Nouveaux Réalistes (César), la situe en porte-à-faux, coincée entre l’art naïf académique, vis-à-vis duquel elle prend nombre de libertés et l’art contemporain de l’École de Nice. Aujourd’hui, sa place serait davantage du côté de l’Art Singulier, à l’instar d’artistes comme Gaston Chaissac, ou Michel Macréau (je ne parle que de l’aspect sociologique de l’art singulier, pas de l’aspect esthétique ; Doytier pratiquant un style très éloigné de ceux de Chaissac et Macréau). C’est une curieuse inclassable, une de ces isolées inventives comme le XXe siècle en connaît beaucoup. Elle aurait pu exposer chez Alphonse Chave à Vence, par exemple. Je serais curieux de savoir s’il y eut des contacts, sachant tout de même que Chave a disparu en 1975.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2023, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Ici aussi, je peux vous renvoyer à mes réponses précédentes. Martine Doytier est plutôt associable à l’Art Singulier aujourd’hui.
Je peux ajouter cependant ceci : on doit souligner son voyage en 1977, avec Marc Sanchez, à la recherche d’environnements populaires spontanés (que l’on appelle aussi Inspirés du bord des routes, ou habitants-paysagistes). Vu le nombre de sites qu’ils ont inventoriés tous les deux, quatorze en tout (dont le Palais du Facteur Cheval en particulier, mais aussi les sites de Marcel Dhièvre, François Portrat, Jules Damloup, Marcel Landreau, Pierre Avezard, Charles Pecqueur, etc. ; j’en ai parlé sur mon blog Le Poignard Subtil à la date du 25 juin 2021), avec de magnifiques photos de Marc Sanchez à la clé, récemment mises en ligne sur internet (on peut y voir Martine Doytier poser dans certains de ces sites), il paraît évident que Martine Doytier s’intéressait de près à ces formes de création autodidacte qui furent mises à l’honneur l’année suivante, 1978, à Paris au Musée d’Art Moderne de la Ville sous le titre des « Singuliers de l’Art » (c’est à partir de cette exposition que le terme d’art singulier commença d’apparaître, englobant l’art brut au début, puis se limitant  par la suite à l’ensemble des artistes primitivistes se situant entre art brut et art cultivé).

 

Bruno Montpied est né à Boulogne-Billancourt en 1954. Il vit et travaille à Paris. Homme aux talents multiples, il est, à la fois, écrivain, chercheur, collectionneur, artiste, critique d’art, cinéaste amateur et grand médiateur de nombreuses formes d’art libres et hors des cadres pour lesquelles il se passionne depuis toujours. Parmi ses nombreuses activités, nous retiendrons ici la création et l’animation, depuis 2007, du blog « Le Poignard subtil » par lequel s’exprime son inépuisable curiosité d’explorateur des territoires multiples de la création artistique libre, « sauvage » et spontanée. En 2017, il a publié l’imposant guide de près de mille pages, intitulé « Le Gazouillis des éléphants » dans lequel il propose un inventaire général des environnements chimériques et oniriques que l’on trouve au bord des routes de France. Un ouvrage d’une richesse inouïe que Médiapart qualifiera « d’incitation à l’insurrection artistique ». Un qualificatif que l’on pourrait également appliquer à Bruno Montpied qui incite à la découverte d’univers fascinants et époustouflants d’invention et de poésie.

Liens internet
Page Wikipédia sur Bruno Montpied
Blog Le Poignard subtil

Cinq questions à Katy Rémy
Mars 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai commencé par rencontrer son travail à Flayosc. Puis à Nice à la galerie L’Art marginal. Nous avons eu des relations amicales mais pas intimes, jusqu’aux manifestations de poésie à la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice. Alors, je suis allée lui rendre visite quelques fois.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

J’étais impressionnée par son visage, ses larges yeux qui semblaient refléter, ou absorber, plus que voir. Et soudain elle souriait ou éclatait de rire. En privé elle semblait douter de la persistance de ce travail qui prenait toute sa vie. Elle ne manifestait en public à mes yeux aucune revendication autre que de montrer ce qu’elle faisait.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Je crois qu’elle était très appréciée humainement. Artistiquement sans doute pas assez car cantonnée à un « genre » sommes toutes réputé « mineur ». Or il n’y a rien de naïf dans son travail. Elle n’aurait jamais dû être considérée comme marginale, sauf que les peintres autour d’elle étaient encore dans l’abstraction ou la performance. Elle était aussi attristée, m’a-t-elle confié quelques jours avant sa mort, parce que ses amis artistes les plus proches l’avaient attaquée, lors d’un diner, en tant que femme-peintre.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Il faut la considérer comme artiste, au sens le plus neutre, ni femme, ni marginale. C’est plus facile puisque la nouvelle figuration s’impose aujourd’hui. On saura mieux lire dans ses grandes toiles ce que furent autour d’elle ces empilements de manifestes artistiques des années 60-80. On voit qu’elle se représente isolée, maintenant avec force et sincérité la distance nécessaire à sa respiration entre elle et le monde de l’art, grâce à trois éléments, ses outils de peintre, ses immenses toiles et l’absence de ciel converti en fond gris à portée d’imaginaire.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Aucune

 

Katy Rémy est poète et écrivaine. Elle vit à Nice et, depuis 1977, ses textes ont été publiés dans de nombreuses revues, et chez quelques éditeurs de poésie en collaboration avec des artistes. Elle fut cofondatrice de la revue Poésie d’ici et reste l’une des grandes animatrices de la vie littéraire à Nice. Son Jardin Littéraire a créé une synergie artistique entre 1986 et 2006.

Site internet
katyremy.wixsite.com/katy-remy

Cinq  questions à Marc Sanchez
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine le mercredi 26 mars 1975. Elle était venue au vernissage de l’exposition de son ami peintre Ivičević Slobodan dont je présentais les œuvres dans ma galerie de Bruxelles. Martine et Ivičević avaient fait le voyage depuis Nice en voiture. Slobodan vivait à Nice et peignait sur verre (ou plutôt sous verre), dans la tradition yougoslave, Martine et lui étaient amis et étaient dans la même galerie. J’ai été immédiatement séduit par Martine et le jour de notre rencontre a marqué le début d’une relation intense qui a duré neuf années. Quelques mois après, en juillet 1975, je quittai Bruxelles pour rejoindre Martine et vivre avec elle à Nice.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine avait une personnalité complexe. C’est aussi ce qui la rendait si attractive. Être artiste lui permettait d’avoir une vie publique et sociale par laquelle elle pouvait s’affirmer vis-à-vis des autres. En public, elle était flamboyante, belle et élégante, sexy même car elle savait porter les hauts talons, les robes moulantes et le rouge était sa couleur. Elle parlait haut, fascinait les hommes et faisait un peu peur aux femmes. Elle savait jouer de cela et n’aimait pas perdre. Dans ses rapports intimes, elle ne jouait plus ce jeu-là. Elle parlait alors ses doutes et ses fragilités. Les transformait parfois en rage, parfois en dépression. Sa vulnérabilité était à la hauteur de sa force, elle a su en faire une œuvre d’artiste, comme un combat de chaque jour.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

À l’aune du personnage, le travail d’artiste de Martine fascinait et demeurait un peu incompréhensible. Elle était tellement en décalage avec les artistes qu’elle fréquentait quotidiennement que bien peu osaient parler de sa peinture. En fait, ils ne savaient qu’en dire, elle les laissait sans voix, au sens propre du terme. Et les premières réactions de rejet qu’avaient ces artistes qui manipulaient l’abstraction dans leurs œuvres et dans leurs discours étaient rapidement contrées par la peinture à laquelle ils étaient confrontés. J’ai mis volontairement ma phrase au masculin car bien rares étaient les femmes artistes à cette époque. Il y en avait, bien sûr, mais elles étaient peu nombreuses et le discours dominant était très masculin. Cela motivait Martine car je l’ai dit plus haut, elle pratiquait un art de combat.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

En art, le temps qui passe permet parfois de mieux voir. Peut-être est-ce ainsi pour les œuvres de Martine. En tous cas, le travail engagé depuis une année pour remettre en lumière son travail un peu trop oublié suscite beaucoup de réactions positives voire enthousiastes. Peut-on mieux voir aujourd’hui cette peinture ? Porte-t-on un regard global alors qu’à l’époque on la regardait de trop près, aux prises avec les querelles et les affirmations de soi ? C’est le travail qui est actuellement mené qui permettra peut-être de le dire.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Il y aurait tellement d’autres questions à poser. Cela vaut bien un livre. C’est donc ce que nous faisons.

 

Marc Sanchez est né en 1951 à Oran. Il vit et travaille à Paris. Après avoir été conférencier au musée de Terra Amata, il a dirigé la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice, puis travaillé au capcMusée d’art contemporain de Bordeaux, à la Galerie nationale du Jeu de Paume, au Palais de Tokyo et au Centre national des arts plastiques du Ministère de la Culture. Il a dirigé l’édition de l’ouvrage « Il faut sérieusement douter » qui réunit les écrits essentiels de Daniel Buren et qui est récemment paru aux Éditions Beaux-Arts de Paris. Il est le commissaire de l’exposition « Martine Doytier, Rétrospective 1971 – 1984 » qui se tiendra à Nice en septembre 2023.

Site internet :
marcsanchez.fr

 

 

 

Cinq questions à Annie Sidro
avril 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

Je l’ai connue dans les années 80, d’abord dans la galerie de la rue de la Préfecture où bien sur j’avais flashé, en 1977, sur ses tableaux avec les yeux de tous ces personnages qui nous fixaient si directement. Et puis, surtout, en février 1981, quand est sortie l’affiche officielle du Carnaval de Nice qui lui avait été commandée. Nous assistions ensemble aux défilés du Roi du Show Biz, le premier après la mort de mon père en 1980, qui était le constructeur officiel du char du Roi. L’affiche de Martine était un véritable chef d’œuvre, un travail minutieux qui fourmillait de détails précis, dont certains lui avaient été fournis par mon livre sur le Carnaval, et elle m’avait beaucoup touché en me révélant qu’elle avait mis mon père dans le tableau.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Elle était franche, directe, spontanée, enthousiaste, passionnée, femme, féminine, elle souhaitait réaliser un char de femmes au carnaval. Mais elle était aussi écorchée vive, elle ne cachait pas non plus son hypersensibilité, avec pudeur, mais elle laissait entrevoir sa souffrance, d’artiste et de femme.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Je sais que Claude Fournet, le Directeur des Musées de Nice de l’époque, l’admirait et l’appréciait énormément et la considérait comme l’artiste la plus douée de sa génération.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Son œuvre n’a pas pris une ride et je me réjouis très fort de cette exposition rétrospective qui sera présentée à Nice l’année prochaine. Mais quel regret qu’elle ne soit pas là aujourd’hui pour enfin réaliser un char au Carnaval, maintenant que les femmes ont commencé à ouvrir la porte… Mais j’espère bien que nous pourrons réaliser un jour un char avec son automate fétiche, Mr Martin !

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Je suis certaine que la rétrospective de son œuvre et la belle expo en préparation à l’Artistique la projetterons à nouveau dans la lumière de notre époque… car elle et nous le méritons très fort !

 

Annie Sidro vit et travaille à Nice. Elle appartient à la plus ancienne famille de carnavaliers de Nice, fille et petite-fille de carnavaliers. Elle est conseillère artistique et historienne du Carnaval de Nice et de plusieurs Carnavals du Monde. Elle est également présidente de Carnaval sans Frontières et Expert Carnaval auprès de l’Unesco. Ses archives personnelles constituent une mémoire unique et extraordinaire de la Fête du Carnaval, à la fois à Nice mais aussi dans le monde entier. Elle est également l’auteur de plusieurs livres sur le sujet dont le très précieux Le Carnaval de Nice et ses fous – Paillassou, Polichinelle, Triboulet, paru aux Éditions Serre en 1979.

Cinq questions à Gérald Thupinier
mars 2021

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine en 1980 grâce à Marc Sanchez qui dirigeait la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice, la GAC et qui était son compagnon. Lors d’un apéro chez eux, j’ai vu pour la première fois son diptyque et ce tableau m’impressionna beaucoup. Peu de temps après, Alin Avila passe à l’Atelier, rue Saint Vincent, où je travaillais avec Lanneau, Borsotto, Castellas, Sérée, Maurin. pour nous proposer une exposition à la Maison de la Culture de Créteil. Dès que j’ai compris qu’il voulait exposer un certain nombre de niçois, je l’ai conduit chez Martine, je crois que c’était un dimanche matin. Évidemment, elle a été du voyage ! En ce qui concerne nos relations, Céline, mon ex-femme, et moi sommes devenus les amis de Marc Sanchez et de Martine en même temps. Ce qui veut dire des déjeuners, des dîners, des pique-niques, des conversations, des rigolades, des moments de tension… Je crois pouvoir dire que Martine me faisait confiance, elle n’était jamais sur ses gardes avec moi. Elle sentait que je respectais sa peinture, pourtant éloignée de la mienne. Nous avions une relation franche, toujours le mot pour rire des autres et de nous-mêmes.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Séquence nostalgie : à cette époque, grâce à Marc Sanchez qui faisait de bonnes expositions à la GAC, tout le monde fréquentait tout le monde. C’était très vivant notamment lors des regroupements post vernissages assez  joyeux où se mêlaient des artistes, bien sûr, mais aussi Claude Fournet, le directeur des Musées de Nice, et d’autres personnalités du monde de l’art selon les expositions… Ce qui donnait lieu à des conversations, dont certaines ont pu être passionnantes, et à quelques engueulades aussi, bref du vivant ! C’était aussi le cas chez Ben avec ses « Pour et Contre ». Dans toutes ces circonstances, lorsque Martine était présente, donc en forme, malheur à celui qui dirait une bêtise… Mais Martine ne parlait pas de son travail directement, elle n’avait pas de programme. Elle parlait de ses difficultés à être peintre.
Pour être plus précis, il me faut distinguer la femme Martine du peintre Doytier. Martine voulait être reconnue, à commencer par le milieu niçois. On sentait bien qu’elle était rassurée d’avoir un mot de Ben dans son journal. Elle pouvait, à ce moment, se sentir moins seule, moins perdue. Mais le paradoxe, c’est que la peinture fait ce qu’elle veut et le peintre Doytier peignait ce milieu niçois englué dans une poubelle avec un Ben en clown triste et désabusé. A bien y regarder, le peintre Doytier se moquait de la Martine si fière de compter dans le milieu niçois. Il faut noter que les gens qu’elle aimait, par exemple son compagnon Marc, ne sont pas représentés dans la poubelle.
Il faut aussi parler de sa détresse, c’est-à-dire de sa lucidité comme peintre. Rien ne lui échappait, ni chez elle ni chez les autres et surtout pas avec tous les autres qui l’habitaient comme autant de déchirures : la mère, l’amante, l’amie, la peintre. Elle n’englobait pas tout ça, elle se débrouillait comme elle pouvait avec ses morceaux de vie.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

J’ai un très grand respect pour sa peinture et son parcours. De l’admiration aussi. Partie d’une peinture maladroite et qualifiée de naïve, elle a traversé ses remises en question pour trouver une peinture qui fait sens. Une peinture sans concession, obligeant le regard à voyager dans une multitude de détails, un peu comme chez Jérôme Bosch. Mais c’est une peinture déchirante parce qu’elle contredisait son désir de reconnaissance. C’est une peinture totalement singulière, non compatible avec la structure historisante de la plupart des mouvements contemporains, installés par l’institution. Et pourtant… André Breton n’était-il pas capable d’être l’ami de Marcel Duchamp tout en étant fasciné par le Facteur Cheval ?

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2021, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Je ne l’ai connue que pendant quatre ans. Je me souviens m’être posé la question : que va-t-elle nous sortir après le grand triptyque ? Hélas…
Pour ce qui est de sa place dans l’histoire de l’art… beaucoup s’y croient déjà inscrits mais seuls les réfractaires resteront ! Même avec peu de tableaux produits. Il faut imaginer, dans quelques temps, des jeunes gens, artistes, écrivains… qui sauront regarder les tableaux de Martine Doytier. Et, à partir de là, tout est possible. Qui sait regarder aujourd’hui ? Il serait pertinent de trouver un lieu pour elle, seule, définitif.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Pas d’autre question.


Gérald Thupinier est né à Moulins en 1950. Après avoir longtemps vécu et travaillé à Nice, il est à présent installé à Draguignan. Depuis le milieu des années soixante-dix, il pratique une peinture dans laquelle la matière, riche et puissante, entretien une conversation permanente et radicale avec la poésie du langage. Plusieurs de ses œuvres appartiennent à des collections publiques comme, par exemple,  le Fonds national d’art contemporain géré par le Cnap, et ses travaux récents sont régulièrement présentés par les galeries dans lesquelles il expose

Site internet
cnap.fr/gerald-thupinier-0

Cinq questions à Annie Vautier
Avril 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai connu Martine quand elle fréquentait avec Marc, son compagnon, le milieu des artistes niçois. Elle était totalement différente des autres artistes et elle appelait un chat un chat. Elle me sidérait par sa franchise et elle était amoureuse de son chien Urane, un grand Danois qui l’aimait aussi. Je me souviens qu’elle riait beaucoup, qu’elle était belle et qu’elle avait de l’humour.
Un jour, elle était venue laver Urane à la maison. Elle avait pris un tuyau d’arrosage, elle s’était mise en sous-vêtements et, naturellement, tout cela en riant. À la fin du lavage, elle était aussi trempée que son chien !
Je me souviens qu’Urane était toujours près d’elle partout où elle allait. Mais, un jour, Urane est morte, Martine était effondrée et Marc aussi. Nous l’avons enterrée dans notre jardin pendant que ma mère restait avec Martine. Je me souviens que lorsqu’Urane a été couchée dans la terre, Marc n’a plus pu rester car il pleurait.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Comme personnalité privée, elle était rieuse, pleine d’humour et tendre. Elle débordait d’activité.
Comme personnalité publique, elle était cash et vivante.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Son travail d’artiste était ignoré et même méprisé par les artistes de pointe de l’époque comme ceux qui faisaient partie de Support Surface.
Elle était la seule à débattre contre Dolla ou contre Valensi (qui nous sortait Deleuze à tout bout de champ). Mais Martine résistait. Ce n’était pas facile… Il y avait, je crois, chez Dolla, Valensi, Isnard et autres, l’idée que seule leur forme d’art était importante et je crois qu’ils étaient aussi sans doute très machistes.
Après ça, il y a eu l’arrivée de Combas et de Di Rosa à la maison. Ça avait à la fois rassurée et déconcertée Martine sur la figuration…

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2023, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Moi j’étais fascinée, mais vraiment fascinée, par ses toiles. Ces visages parfois familiers étaient porteurs de leur vérité mais ils étaient aussi tristes voire désespérés.
Je trouve qu’elle reste importante et qu’elle est une artiste à part.
Ferrero croyait en elle et, sans doute grâce à lui qui lui achetait ses toiles, elle a été heureuse.

Quelle(s) autre(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Je n’ai pas de question particulière à poser.
J’aimais Martine. Elle était différente. Belle et différente.
Je me souviens qu’un jour Ben avait renversé de la soupe de poisson par terre, j’étais désolée car tout sentait le poisson. Quand j’ai dit à Martine que Ben et Habra notre chienne avaient nettoyé le poisson et qu’Habra l’avait fait à coups de langue, Martine avait éclaté de rire et m’a dit : « Habra a dû se dire : pour une fois qu’ils mangent par terre comme moi ! »

Un jour, en 1976, nous avons fait un spectacle Fluxus au Théâtre de Nice ensemble.
Martine créait avec passion.

Quoi dire d’elle ?
Que souvent elle me manque.

Je crois qu’elle donnait de la force aux autres.
C’est quand elle est partie, que j’ai compris qu’elle n’avait rien gardé pour elle.

 

Annie Baricalla est née en 1939 et décédée le 5 juin 2024 à Nice. Elle épouse Ben Vautier en 1964 avec qui elle aura deux enfants : Éva Cunégonde et François Malabar et s’appellera désormais Annie Vautier. Elle a été cofondatrice du Théâtre Total avec Ben, Robert Bozzi, Robert Érebo, Dany Gobert et Pierre Pontani et a participé aux représentations à L’Artistique, au Théâtre de Poche, au Buffet de la Gare et aux performances de rue. Depuis 1963, elle participe aux expositions, aux publications et aux performances de Ben. Ils vivent, depuis 1975, sur les hauteurs de Nice, à Saint-Pancrace, dans une grande maison dont la façade et le jardin sont une véritable œuvre de Ben, à l’image de son Magasin et leur maison a toujours été un lieu de rencontres essentiel aux débats d’idées sur l’art.

Cinq questions à Céline Zarka
Juin 2023

Quand et comment avez-vous connu Martine Doytier et quelles étaient vos relations ?

J’ai fait la connaissance de Martine au début des années 80. J’étais alors la femme de Gérald Thupinier, qui était artiste. Mais j’étais moi-même peu impliquée dans le milieu de l’art niçois. J’étais maman d’un enfant de trois ans et, avec Martine, j’ai trouvé une amie bienveillante et chaleureuse.

Pouvez-vous décrire le caractère et la personnalité de Martine, en tant que personne privée mais aussi comme personnalité publique ?

Martine était une femme « d’intérieurs ». Chez elle, dans son grand appartement-atelier, pour peindre et sculpter. Chez elle, pour ranger sa maison avec un souci du détail qui lui était propre. Chez elle, pour cuisiner des plats improbablement délicieux et pour recevoir ses ami·es. Et dehors, elle était en guerre. Plus de tablier, plus de jeans et de vieux pulls. Elle portait ses chapeaux, ses bottes, son maquillage et y allait de sa grande gueule.
Le caractère et la personnalité de Martine. Pile ou face ? Un caractère de cochon et une amie présente et généreuse. Un besoin de solitude dans sa grotte et le désir d’être une star pour chaque apparition en public. Bobonne à la maison, folle du ménage jusqu’à la maniaquerie et quasi un personnage de film SM avec ses talons et son chien danois. Une cuisinière hors pair et l’aspect de quelqu’un qui se nourrit d’un rien. Quelqu’un de très joyeux ou très désespérée, selon les moments. Martine, toujours décalée, impossible quelquefois, mouvante, indéfinissable. Inacceptable et rejetée par le milieu de l’art assez formaté et rigide de l’époque. Martine, une singularité en souffrance, une artiste.

Comment, dans les années 70-80, était perçu son travail d’artiste et quels étaient ses liens avec le milieu artistique ?

Le milieu de l’art l’ignorait en tant qu’artiste mais l’acceptait et l’appréciait en tant que figure haute en couleurs et grande gueule se mouvant dans ce milieu. Très dur pour elle.

Quel regard peut-on porter aujourd’hui, en 2023, sur l’œuvre de Martine Doytier ?

Un regard déjà, une visibilité, ce qui aurait été fondamental pour elle. Pour le reste, on va voir. À suivre.

Quelles(s) autres(s) question(s) auriez-vous aimé que l’on vous pose et, s’il y en a, pouvez-vous les formuler et y répondre ?

Beaucoup de questions mais pas de réponse. C’est le sentiment que j’ai eu quand elle a choisi de s’en aller.


Céline Zarka est née à Tunis en 1951. C’est en 1958 que sa famille décide de s’installer en France où elle étudie et obtient un DEA d’Histoire qui lui permet de devenir enseignante. En 1972, elle épouse un artiste, Gérald Thupinier, qui est également professeur. Divorcée en 2014, elle devient alors consultante pour l’administration publique, forme les personnels aux concours ou les aide à gérer leur carrière. Elle vit dans le Vieux-Nice, dans le bâtiment avec vue sur la Baie des Anges dans lequel Henri Matisse installa son atelier, entre 1921 et 1938.