Martine Doytier aimait beaucoup Claude Fournet. Et il lui rendait bien. Cet homme si anachronique à Nice ne pouvait qu’intéresser une artiste de la marge comme Martine. Nous partagions du temps ensemble, Martine, Claude et moi. Claude et moi travaillions ensemble, Martine et moi vivions ensemble, Martine, Claude et moi louions ensemble une maison dans l’arrière-pays niçois, dans le petit village de Roussillon-sur-Tinée, et nous y passions souvent nos week-ends accompagnés de nos ami·es.
Claude Fournet soutenait Martine Doytier. Il appréciait son travail d’artiste et son regard comptait beaucoup pour Martine. Il était également – comme tout le monde – un peu fasciné par sa personnalité et par la force avec laquelle elle s’affirmait différente sans ne jamais rien céder. Sur ce point, Claude se retrouvait un peu en Martine, lui qui a écrit : « Je n’ai jamais cessé d’être suspect. Je suis suspect. Suspect de quoi ? De ne pas me sentir suspect. Je le sais maintenant, je vis comme si tout était simple. Et cela le devient, le redevient et ne cesse pas de l’être, même aujourd’hui. Cela demande un certain sens du continuo. » Lui aussi se savait différent et l’affirmait sans faillir.
Pendant l’été 1980, Claude a écrit un petit texte sur Martine, qu’il a intitulé Postface, pour accompagner l’un de ses tableaux. Il est publié ci-dessous et, comme toujours, les mots de Claude Fournet touchent juste.
Marc Sanchez
Postface
par Claude Fournet
Comment la prolifération de l’apparence rejoint le concept : l’art de Martine Doytier tient peut-être dans la contradiction de ce théorème qui n’est pas seulement impossible (que peindre, en effet, c’est d’abord montrer, désigner le lieu de l’emmêlement et comment il ne peut se produire d’autres signes qui les submergent) et qui devient inextricable à mesure que la trame du visible devient le plus visible, que le réel n’institue que son illusion fondamentale : tourner autour d’un vide où l’on pourrait comprendre et où l’on sombre de plus en plus à mesure que la toile se matérialise. Un tel travail ne peut-être qu’inachevé, il y manque toujours au moins un sens.
Autant de mesures autour d’un concept absent et qui est ici la chronique chimérique et violente de ce « rassemblement d’artistes » autour d’une scène où aucun sacrifice n’est à sanctifier. Plus loin que le paradoxe, l’art de Martine Doytier désigne le lieu d’une absence pleine que les dictionnaires du visible ou de l’anecdotique ne résolvent pas. Ce mystère-là rejoint la seule incantation du poème et de l’élégie.
Claude Fournet
été 1980
Ce texte a été écrit à l’occasion d’une exposition à laquelle participait Martine Doytier à la Maison des Arts André Malraux de Créteil en Septembre et Octobre 1980. Il accompagnait le premier panneau du tableau de Martine Doytier, « Autoportrait », 1979-1980, 240 x 170 cm, œuvre présentée en cours dans l’exposition.
L’exposition, intitulée « Communication – Art – Régions », était consacrée à la scène artistique niçoise contemporaine et de nombreux artistes y participaient. Le commissaire en était Alin Avila. Le texte a été reproduit dans le catalogue de l’exposition.
Claude Fournet est né en 1942, il est décédé à Nice le 19 août 2024. Il vivait à Nice, face à la mer, dans son appartement de Rauba-Capeu. Il a été un personnage aux multiples facettes, sa vie a été riche et engagée, toujours au contact direct des autres et ouverte sur le monde.
Après avoir étudié le Droit et la Philosophie, il avait souhaité se rapprocher du monde de la littérature. Tout jeune, il a ainsi été lecteur dans plusieurs maisons d’édition, aidant au choix des livres à publier, puis s’est intéressé au métier de journaliste, en écrivant de petits articles sur des sujets divers.
Les choses sont devenues plus sérieuses lorsqu’il fut nommé secrétaire du Professeur Roland Portères, le directeur du Laboratoire d’Ethnobotanique du Museum National d’Histoire Naturelle de Paris, un département qui, à l’époque, était à la pointe de la recherche dans ce domaine des Sciences-Humaines.
Quelques années plus tard, en 1972, a tout juste 30 ans, il est lauréat du concours de Conservateur de musée. Il devient alors conservateur du Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne en Vendée. Ce musée, créé en 1963, possède de riches collections modernes, et il a été l’un des rares en France, en ces années-là, à offrir une place à l’art contemporain et à ses artistes. Claude Fournet en assurera la direction pendant trois années, jusqu’en 1975, et il y développera un travail créatif et remarqué.
C’est alors qu’il est appelé à Nice. Cette ville le marquera profondément et il y laissera des traces culturelles et artistiques qui, aujourd’hui encore, sont très présentes. La ville possède de nombreux musées de tous types, elle a une histoire riche et son Maire de l’époque – même s’il ne se définit pas comme un homme de culture – souhaite que la situation évolue dans le bon sens. C’est un Claude Fournet de seulement 33 ans qu’il nomme Directeur des Musées de la Ville, un poste de grande responsabilité, car son autorité s’étend sur toutes les institutions muséales et leurs équipes qu’il faut coordonner et de développer.
La liste de ce qu’a permis de réaliser ce jeune Directeur des Musées serait trop longue à détailler ici, mais ses actions et décisions font encore parler d’elles aujourd’hui, parfois avec une pointe de regret d’une époque libre et créative et qui est un peu révolue. Des espaces d’expositions sont ouverts au public, telle que la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice (aujourd’hui détruite), avec des activités qui sont nouvelles, non seulement pour Nice, mais également pour la France, notamment en matière d’art contemporain ou dans le domaine de l’animation culturelle des Musées. Des lieux permanents sont créés de toutes pièces, comme le Musée International d’Art Naïf Anatole Jakovsky ou le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice.
Claude Fournet occupera ces fonctions pendant plus de vingt ans, de 1975 à 1997. Ces années ont développé chez lui un fort attachement pour cette ville de Nice, pour sa lumière, pour sa culture et pour sa Baie des Anges qu’il aura pu contempler jusqu’à son dernier souffle.
À partir de 1997, il quitte Nice à la suite d’un désaccord profond avec la Ville et rejoint la Direction des Musées de Savoie, puis entre au Louvre comme responsable du Département des Acquisitions des Manuscrits Français et il y restera jusqu’en 2002, date à laquelle il prendra sa retraite.
Il passera alors beaucoup de temps, isolé du monde dans sa maison en Bourgogne puis, soudain, en 2012, il décide de revenir vivre à Nice et de s’installer au bord de cette mer qu’il n’avait pas vraiment vue auparavant.
Pendant toutes ces années, en plus de ses fonctions officielles, Claude Fournet a beaucoup écrit. De sa petite écriture si particulière et quasiment illisible, il a recouvert des milliers de pages et beaucoup d’entre elles se sont transformées en livres dont une dizaine a été publiée par Galilée, son éditeur de prédilection. Ce sont des livres de poésie, des essais sur la littérature, des écrits sur l’art et sur la photographie ou des textes sur certains des plus grands créateurs du XXe siècle comme Picasso, Matisse, Chaissac, Klossowski ou de plus jeunes artistes comme Patrick Moya, Christian Jaccard ou Bernard Guillot.
Il a également publié des poèmes depuis les années 1960 dans des revues comme Actuels ou Strophes. L’Anthologiste ou le territoire de l’inceste rassemble plusieurs cycles écrits autour de la Pratique de la joie devant la mort et de l’Orestie de Georges Bataille ; puis ce furent les poèmes du Portrait de l’homme qui se farde suivi de l’homme qui tombe, textes où la peinture et le dessin servent de garde-fou ; plus récemment enfin, les sonnets de l’Ivresse d’Adam.
Claude Fournet était un homme de vaste culture et il a sans cesse inventé sa propre vie hors des normes. Il tenait farouchement à son indépendance et quand, par exemple, il se transformait en photographe, il savait porter un fin regard sur celles et ceux qu’il aimait.
Une autre de ses facettes était celle du collectionneur. Son goût pour l’accumulation lui a fait transformer chacun des espaces dans lequel il a vécu en montagnes impénétrables d’objets hétéroclites. Et ces lieux donnaient également la meilleure image du fourmillement de sensations qu’il éprouvait sans cesse, du bouillonnement constant de sa pensée et de la diversité de ses univers de référence.
Presque centenaire, sa mère a prétendu un jour ne rien retenir de ses poèmes. Il lui promit un digest de son œuvre poétique, ce sera Son dernier poème. Qui fut également son dernier livre publié.
Mais l’on ne saurait décrire et résumer un homme aussi riche et complexe que Claude Fournet en quelques lignes, c’est là la grande faiblesse des biographies essentielles. Il est donc préférable de lui laisser la parole et de l’entendre lire ses propres textes.
Je vous invite donc à l’écouter :
– Claude Fournet, France Culture, Émission Du jour au lendemain, 13 décembre 2012
– Claude Fournet, France Culture, Émission Ça rime à quoi, 11 novembre 2012
Site Internet
http://www.editions-galilee.fr
Postface
par Marc Sanchez
C’est très certainement dans la maison de Roussillon-sur-Tinée que Claude Fournet a écrit la Postface pour Martine Doytier.
Cette maison, dans ce petit village de quelque cent habitants, était propice à l’écriture, à l’amitié, aux promenades, aux photographies, aux verres au coin du feu et aux pensées libres.
Dans L’Anthologiste ou le territoire de l’inceste, publié en 1987 et dans lequel Claude Fournet passe en revue une décennie d’écriture poétique, nous retiendrons le texte qui clôture le chapitre intitulé Le Jugement :
Aussi c’est d’être
et de décrire d’ici
selon l’obédience
les sept corps du désir
à chacun dans sa chair
quand la mienne
détient
ce temps milieu
qui prophétise :
si je suis
sur le glaive
et le sourcil froncé
vers la pointe qui darde
un équilibre bref
sur la paroi
par une corde.
Les Notes de L’Anthologie apportent des précisions sur les textes de l’ouvrage. Voici la note qui concerne le texte ci-dessus :
(XX), p. 282
Ce poème qui paraîtra des plus obscurs, se donne à l’obscurité d’une description de la Danse des Morts, fresque aux sept personnages enlacés par une corde sur les montures heurtées du Zodiaque ; une petite chapelle, à Clans, village de l’arrière-pays niçois, porte une telle destinée. Le poème fut écrit dans la maison de Roussillon-sur-Tinée que j’occupai pendant quatre ans, de la mort de mon père (le premier poème de ce recueil) à celle d’une amie. Dédié à Gérard Mermet et inmemoriam Pierre Lévanis.
La chapelle dont parle Claude Fournet est la Chapelle Saint-Antoine l’Ermite de Clans, construite pendant la seconde moitié du XVe siècle et dont l’intérieur est entièrement recouvert de peintures murales à fresque. Elle comporte une unique travée, une voûte en berceau brisé et un chevet à fond plat. Chapelle ouverte, elle servait d’abri aux voyageurs et aux pèlerins qui empruntaient la route du sel qui, au départ de Nice, rejoignaient la Vallée de l’Ubaye en passant par Clans.
Le mur sud de la chapelle comporte la représentation des sept Vices, entièrement visibles, alors que la représentation des sept Vertus, sur le mur opposé, a presque totalement disparu…