Ce texte a été écrit par Jean Forneris pour préfacer le livre « Les Histoires peintes de Martine Doytier » de Marc Sanchez.
Jean Forneris avait connu Martine à Nice lorsqu’il était le très actif et très créatif conservateur du Musée des Beaux-Arts de Nice.
Évoquer Martine Doytier c’est, en un même souffle, célébrer l’artiste qui nous a quittés il y a 40 ans, et revivifier la mémoire de ce qui fut le bouillonnement culturel de la Nice d’alors – l’École de Nice au sens le plus large – dans lesquelles – ville et École – a surgi l’œuvre de Martine en son étrangeté.
Donc, quarante ans d’une relative traversée du désert sont dissipés aujourd’hui par une rétrospective en les salles niçoises de L’Artistique, exposition exemplaire qui, pour la première fois en réunissant la quasi-totalité de l’Œuvre, nous a permis de prendre toute la mesure de ce que j’ose qualifier d’ « oracle rimbaldien », reprenant ainsi un terme utilisé par Claude Fournet à propos de l’œuvre symboliste du Niçois Gustave-Adolphe Mossa, deux personnalités emblématiques qui ont croisé le parcours de Martine, ce dont nous reparlerons. Un oracle rimbaldien eu égard à ses trop brèves années d’intense et glorieuse production.
Ce fut un art de conquête, sans véritable formation, et cette conquête fut fort brève. Deux années, du Déjeuner sur l’herbe de 1972 à La Dispute de 1974, autant de gammes – selon l’heureuse formule de Marc Sanchez – sous le soleil débonnaire du Douanier Rousseau. Puis, dès 1974, une œuvre, Les Bâtisseurs (Carros), révèle pleinement l’art le plus mature de Martine : maîtrise absolue de la technique picturale qui hausse ce qui pourrait n’être qu’une miniature à la hauteur d’un format qui en impose, maîtrise d’un espace démultiplié afin d’agréger la multitude des personnages qui, désormais, vont hanter les œuvres de l’artiste, personnages issus de la vie même de celle-ci : son fils, des collègues, amis, poètes, écrivains, acteurs de la scène culturelle niçoise, mais aussi de nécessaires références, avec Le Facteur Cheval. Je note aussi un usage très personnel et virtuose du clair-obscur qui contribue à une mise en perspective, et qui est un des secrets de Martine. Même si cette élaboration complexe, digne des anciens maîtres nordiques, l’accapare quasi totalement, Martine n’ignore pas le monde qui est le sien. C’est ainsi qu’elle est lauréate du Prix de la Vocation en 1978, et que pleinement reconnue, elle reçoit des commandes du Musée de Préhistoire de Terra Amata (1978), à Nice, de l’affiche officielle de Carnaval (1980, reprise en 1984), et enfin L’Autobus déchiré, avec sa vertigineuse « fracture » (1982-1983).
De solides amitiés ont marqué l’existence créatrice de Martine : Frédéric Altmann, infatigable prospecteur des arts marginaux auxquels on peut agréger, avec prudence, l’art de Martine ; Jean Ferrero, marchand et collectionneur insatiable ; Annie Sidro, que j’ose appeler la « Grande Prêtresse du Carnaval » qui va permettre à Martine d’être choisie pour réaliser l’affiche du Carnaval de 1980, alors que le milieu des carnavaliers était très fermé et presqu’uniquement composé d’hommes. Mais, le talent de Martine emporta les suffrages, avec une affiche qui marquera à jamais l’histoire artistique du Carnaval niçois. Enfin, Claude Fournet, nommé en 1976 Directeur de Musées de Nice, qui, contre vents et marées, va contribuer à revivifier la vie culturelle niçoise, en particulier dans le domaine des arts plastiques ; ce en écho à ce qu’il convient d’appeler l’École de Nice en sa remarquable diversité, des tenants du Nouveau Réalisme à Noël Dolla, de Serge III Oldenbourg à Bernard Pagès, de Robert Malaval à Ben, pour ne citer seulement que quelques-uns. Avec Claude Fournet, nous avons contribué – sans vaine vanité – à redécouvrir et à réévaluer l’art de Gustave-Adolphe Mossa (1883-1971), fils de l’inventeur du corso carnavalesque de Nice, Alexis Mossa (1844-1926).
Gustave Mossa, aussi marginal en son temps que le fut à sa façon Martine, déploya entre 1903 et 1911 une œuvre d’une profonde originalité, entre symbolisme crépusculaire et ce qui allait être le surréalisme, parallèlement à une riche production carnavalesque, année après année. Et Martine de se mesurer avec succès aux deux Mossa, surtout à Gustave-Adolphe, l’« Ymagier » par excellence du corso niçois, en créant l’œuvre majeure de l’affiche de S.M. Carnaval (1981-1984). Et Martine de partager avec Gustave-Adolphe le même désir d’accumulation – presque ad nauseam – choses et êtres, le soin minutieux pour le moindre détail, enfin l’élément fantastique qui, néanmoins, ne doit guère à Gustave-Adolphe, mais tout à Martine.
Au-delà de ce dialogue qui l’inscrivait dans une certaine tradition niçoise, Martine s’affirmait dans un milieu – voire dans des milieux – fondamentalement étrangers à son art, comme nous l’avons vu avec l’École de Nice, alors traversée de multiples courants, de Fluxus à Supports/Surfaces. En fait, ces tendances et courants sont présents chez Martine, mais seulement par la figuration de leurs acteurs, comme en témoigne le prodigieux autoportrait, avec quelques figures dominantes, dont Ben, Fournet, César et Arman. D’une intransigeante indépendance, Martine se consacre, se concentre sur son art et les exigences extrêmes que l’artiste a souhaité mettre en œuvre.
Plus que Gustave-Adolphe surtout à l’aise dans l’aquarelle, Martine est une virtuose de la peinture en ce qu’elle de plus singulièrement léger. Ainsi, plus haut, j’ai cité les anciens maîtres nordiques dont elle retrouve les glacis illusionnistes : cela est évident pour moi dans Les Bâtisseurs (Carros) où les deux colonnes brisées, d’un improbable marbre précieux, ne sont point différentes par leur secrète splendeur de celles présentes en de nombreuses œuvres flamandes des XVe et XVIe siècles. À ce propos, nous ne pouvons pas nous empêcher d’illustrer cette parenté picturale grâce à la Marie Madeleine de Quentin Metsys (Louvre), en considérant en particulier les précieuses colonnettes et les glacis virtuoses, quasi monochromes, de la manche droite. Donc une virtuosité très tôt acquise.
Accumulation harmonieuse, labyrinthe pour lequel nous n’avons le secours d’aucune Ariane ; il nous faut ainsi explorer, scruter, déchiffrer ce qui est le monde de Martine, sa manière de dialoguer avec un présent peut-être trop riche, d’interroger les acteurs de la geste niçoise, en leur grouillement entomologique, et de les fixer – de les figer – en une saga niçoise.
Et maintenant, si vous souhaitez découvrir le vrai visage de Martine – en particulier grâce à son Autoportrait admirablement et nécessairement inachevé – il vous faut oser entrer dans cet univers à nul autre pareil, l’Œuvre de Martine, et vous remémorer – ou découvrir – ce qui fut la Nice d’alors, ce moment unique de son histoire culturelle.
Et si Martine s’efface à l’âge de 37 ans, n’est-ce pas pour avoir été consumée, et littéralement absorbée par une tâche infinie, où le moindre détail participe à la totalité, là où les tumultes d’un alors riche présent se trouvent métamorphosés en un Œuvre aux mille visages aux grands yeux fertiles, éternellement ?
Jean Forneris
Pour Annie et Ben, unis à jamais
Jean Forneris est né en 1944 à Nice où il vit et travaille. Après des études de Philosophie et d’Histoire de l’art, il a été conservateur du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret de Nice. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur Gustave-Adolphe Mossa et Raoul Dufy. Il a souvent écrit sur l’œuvre d’artistes contemporains tels que César, Arman, Jean Mas, Bruno Mendonça ou Jean-Pierre Giovanelli.