Face à face
1972

Martine Doytier, « Face à face », 1972, huile sur toile, 88 x 115 cm.
Collection Alessandro Caloni, Milan. Inv. MD35

Face à face est un tableau à la fois énigmatique et fascinant. Première œuvre de Martine Doytier située dans un environnement industriel, elle pose des questions qui réclament analyse et décryptage.

L’environnement, tout d’abord. Sans risque de se tromper, on peut dire qu’il s’agit d’un atelier de tissage industriel, encore nombreux en France dans les années 50/60. Ils ont été, par la suite, remplacés par des ateliers modernes, plus performants et plus adaptés.

Dans celui-ci se trouve une série de machines à tisser rectilignes, datant vraisemblablement des années 30, animées par des roues et des courroies mues par une machine, électrique ou à vapeur, qui n’apparaît pas dans le tableau. En réalité, le système ne saurait fonctionner, mais peu importe, l’esprit y est. La précision dans la reproduction de cet atelier, de ses machines, de ses conduits d’aération, de ses systèmes de sécurité et la justesse de la perspective générale indiquent que Martine disposait d’une photographie, carte postale ou illustration de revue, pour le peindre.

Un environnement contraignant, donc, tout entier voué au travail à haut rythme, certainement très bruyant et oppressant pour celles et ceux qui y passent leur temps de labeur. Une porte et une toute petite fenêtre ouvrent sur le ciel bleu du dehors, mais c’est bien à l’intérieur que se passent les journées, un intérieur éclairé par une seule ampoule. D’ailleurs, le personnage qui s’apprête à prendre son repas, ne s’est pas donné la peine de sortir de l’atelier pour consommer un déjeuner composé d’une cuisse de poulet, de pâtes, d’une demi-baguette de pain et d’un quart de litre de vin rouge.

Attachons-nous à ce personnage. Les jambes serrées, il est replié sur lui-même, une main sur son genou gauche et l’autre serrée contre son corps. Et, surtout, il n’a pas de bouche ! Effacée. Était-elle devenue inutile en raison d’une impossibilité de parler ou d’un handicap qui contraint cet homme au silence ? Au vu de l’esprit de cette œuvre, on pencherait pour la métaphore de l’obligation de silence en raison du poids du travail, de la difficulté à y trouver sa place et à se défendre contre les contraintes du temps.

Quel est donc ce Face à face dont parle le titre du tableau ? Peut-être est-ce celui avec ce réveil au tout premier plan qui indique peut-être qu’il n’y a pas le temps, pas le temps de sortir déjeuner, pas le temps de parler, pas le temps de bouger.

Trois années plus tard, en 1975, lorsque Martine décidera de s’attaquer à sa première sculpture, c’est ce même personnage qui réapparaîtra (voir ci-dessous). Il aura alors pour nom « M. Martin », le double masculin de Martine. Lorsqu’elle parlera de sa vie en 1972, elle dira qu’à cette époque elle n’était pas heureuse. C’était la vie d’une jeune femme mariée de 24 ans, trop souvent seule, courant après le temps avec un petit garçon de trois ans à élever et tentant de se construire une nouvelle vie d’artiste.

C’est peut-être de ce Face à face là que traite cette œuvre singulière. Comme un premier autoportrait dévoilant Martine. Un indice plaide pour cette thèse : les initiales « MD » inscrites sur le rond de serviette posé sur la serviette à carreaux. Celles d’une Martine jeune artiste, femme mariée et jeune maman, qui questionne sa vie, qui souffre d’un quotidien laborieux peu réjouissant et dont elle tente s’échapper grâce à son art.