UN ARTISTE INVENTÉ
Martine Doytier n’aimait pas l’Art naïf. Ou, plutôt, elle aimait s’en moquer et pointer les travers des artistes qui s’en réclamaient pour en faire leur gagne-pain. En raison de sa proximité avec la galerie de Frédéric Altmann, spécialisée dans ce domaine, elle en connaissait plusieurs. Elle les avait rencontrés lors de leurs expositions dans la galerie d’Altmann de Flayosc et la plupart étaient sympathiques et touchants.
Léon Markarian, par exemple, était un vieil Arménien moustachu, né dans un port sur la mer de Marmara qui peignait avec conviction et habilité des paysages de la Côte d’Azur, de somptueux bouquets de fleurs et des scènes folkloriques de son pays natal. Martine aimait sa peinture chaleureuse et opulente, elle l’avait connu à Carros-Village, au milieu des années soixante-dix, quand elle y avait un atelier.
Michel Salgé, qui était un ami proche, se spécialisait dans la peinture de chats élégants, de fleurs de lotus épanouies et de paysages paradisiaques. Il était admirateur déclaré de la peinture caustique de Martine et du regard incisif qu’elle portait sur le monde. Comme il était d’origine asiatique, il était naturellement gentil et sa peinture devait plaire à tout le monde.
C’est autour du galeriste Frédéric Altmann et de ses projets successifs et souvent inaboutis de création d’un musée, que se regroupait une petite troupe naïve. Il y avait, entre autres : Marcel Fabre, le facteur du village de Gassin proche de Saint-Tropez ; Rachel Kypris et Yolande Rougeville, deux artistes retraitées et prolifiques ; Roger Boissier, cuisinier à Port-Grimaud ; Maurice Lions, le berger du village de Guillaume dans l’arrière-pays niçois ; ou Ivicevic Slobodan, le Yougoslave qui, encore aujourd’hui dans le Vieux-Nice, peint sur verre des personnages volants. Entre 1971 et 1973, Martine se reconnaissait dans cette petite communauté artistique qui avait trouvé une belle voie de reconnaissance dans la peinture naïve. Naïfs, ils ne l’étaient pas vraiment, mais leurs tableaux l’étaient. Leurs auteurs, eux, étaient à la fois maladroits et habiles. Maladroits en technique et habile en sentiments. Ils savaient séduire pour bien vendre leurs tableaux et leurs photos paraissaient régulièrement dans la presse régionale qui ne se privait pas de commentaires élogieux.
De là à exploiter un peu trop le filon, il n’y avait qu’un pas que certains franchissaient sans trop réfléchir. On voulait de leur peinture, alors ils répondaient à la demande. C’était aussi l’avis de Frédéric Altmann qui les découvrait artiste après artiste. Mais Altmann, lui non plus n’était pas naïf. Il savait les limites de cet art un peu trop conçu pour plaire. Dans son for intérieur, il préférait les artistes bruts, ceux que Jean Dubuffet défendait, ceux qui ne savent pas faire de concessions, qui expriment des sensations qui parfois les envahissent et occupent tout leur esprit. C’est à ce même moment, en 1976, que Jean Dubuffet fit don de son immense collection d’œuvres d’Art brut à la ville de Lausanne qui la transformera en musée en 1976.
À partir de l’été 1974, Martine ne voulut plus être rattachée à l’Art naïf. Elle ne se reconnaissait pas dans ces petites pratiques alors qu’elle respectait infiniment les grands fondateurs comme Henri Rousseau, Louis Vivin, Séraphine Louis, Camille Bombois, André Bauchant et d’autres. Celles et ceux qu’Anatole Jakovsky défendait dans son ouvrage de référence paru en 1967 : Peintres Naïfs, lexique des peintres naïfs du monde entier. Ceux-là étaient du côté de ses maîtres, elle estimait leur démarche artistique, saluait leur art et trouvait que le qualificatif de naïfs leur allait bien mal.
C’est alors que Martine eut une idée qu’elle trouva divertissante. Afin de montrer que les artistes naïfs du commerce sont faciles à fabriquer, elle paria avec des amis qu’elle serait facilement capable de créer un artiste de toutes pièces. Comme un jeu, elle piocha à l’aveugle, dans l’annuaire du téléphone, le prénom « Vincent » et le nom « Leleu ». L’artiste Vincent Leleu était né.
Il n’y avait plus qu’à lui trouver un style. Martine acheta alors une toile de très petit format, la posa sur son grand chevalet et, sans étude ni réflexion préalable, elle se mit à peindre à la façon de Vincent Leleu !
Le petit tableau qu’elle exécuta rapidement représentait une scène de rue dans laquelle un joueur d’orgue de barbarie avec belle moustache, rouflaquettes généreuses et chapeau melon tourne la manivelle de son instrument orné comme une carriole sicilienne. Le carton perforé de l’orgue musical se déploie et la musique qu’il produit met en joie une dame à sa fenêtre et une petite fille sur le trottoir. Les pavés de la rue et les briques du mur semblent indiquer que nous sommes dans les régions du Nord, mais le volet est niçois ou italien. Ces détails ne sont pas très importants pour Vincent Leleu et leur mélange donne peu d’indications sur l’origine de cet artiste imaginaire.
Cela est volontaire de la part de l’artiste Doytier/Leleu, cela permet de brouiller les pistes. De plus, les petits yeux de bille des trois personnages sont très loin des grands yeux sombres des personnages peints par Martine.
Le pari est donc réussi. Vincent Leleu existe, il a peint un tableau, il a un style bien à lui, la scène représentée est gaie et plaisante, il a donc tout pour intéresser les galeries d’Art naïf et une belle exposition personnelle pourrait lui être proposée !
Mais ce n’est pas l’objectif de Martine. En inventant Vincent Leleu elle se divertit à montrer combien il est facile de faire de l’art qui plaît et qui se vend bien. Mais pourquoi fait-elle cela ? Car Martine est également une artiste qui plaît et qui se vend bien ! Alors qu’est-ce qui la différencie de Vincent Leleu ? N’a-t-elle pas elle aussi façonné son style pictural lorsque, au début de l’année 1971, Frédéric Altmann lui proposa de l’exposer à condition qu’elle ait réalisé assez de tableaux et, bien sûr, dans un style plutôt naïf ?
Elle sait pourtant qu’il y a une différence importante et fondamentale. Elle sait que ses débuts d’artiste, seulement quelques années plus tôt, étaient aussi un pari avec elle-même. Un jeu, peut-être, auquel elle se prit rapidement. Mais, depuis ses débuts, elle a parcouru un grand chemin. Elle y a mis toutes ses forces, elle n’a pas accepté les facilités qui se proposaient à elle, elle a tout fait pour montrer que, tableau après tableau, elle ne pouvait être satisfaite qu’en s’améliorant, qu’en aiguisant son regard sur le monde et en ne faisant rien pour plaire. Dès ses premiers tableaux et tout au long de sa vie d’artiste, ces efforts ont été douloureux, car la création peut être aussi souffrance lorsque l’on veut aller constamment au bout de soi-même, que l’on est toujours en recherche et jamais satisfaite.
C’est cela qui distinguait Martine Doytier de Vincent Leleu. C’est cela qui la différenciait des artistes naïfs du dimanche qu’elle refusait. C’est ce combat permanent contre elle-même qui en a fait une grande artiste.
Marc Sanchez
mai 2024