Martine Doytier, « Le Jardin d’enfants », 1975, huile sur toile, 100 x 73 cm.
Collection Paul Vivaudo, Cagnes-sur-Mer, Paris. MD47.
Le Jardin d’enfants est le tableau peint par Martine Doytier juste après Les Bâtisseurs (Carros), une œuvre qui avait témoigné de son importante évolution technique et stylistique.
Dans ce nouveau tableau, peint également dans l’atelier temporaire qu’elle partage avec l’artiste Pierrick Spalaïkovitch à Carros-Village, Martine confirme ses récents acquis picturaux. Les personnages sont travaillés, le ciel est lourd, traité en glacis et il occupe une large part de la surface de l’œuvre. Tourmenté, sombre jusqu’à la noirceur, nuageux, il donne une teinte métallique à l’ensemble du tableau et aux visages des personnages. Il fait disparaître l’environnement du jardin et le fait flotter dans la brume. De plus, la grille métallique qui l’entoure est hérissée de pointes aiguës qui renforcent encore l’isolement du jardin.
Ici, le monde est inversé. Les enfants se tiennent hors de cet espace qui devrait leur être réservé et, dans cette cage à ciel ouvert, une petite société d’adultes hétéroclites s’agite. Les enfants, eux, sont sages et se tiennent bien droits. Habillés de vêtements colorés, ils esquissent des sourires bienveillants et la petite fille en robe rose aimerait beaucoup se saisir du contenu du pot de bonbons qui s’est déversé sur le sol.
Les adultes, qui ont envahi le jardin, sont bien plus turbulents. À l’exception du gardien qui s’est endormi, affalé sur sa chaise et bouche grande ouverte, ils sont tous actifs et même un peu délurés. Autour du bassin circulaire, un homme aux rares cheveux blancs et armé d’une canne à pêche faite d’un petit branchage traque les poissons rouges. Il en a déjà pris deux qui reposent sans vie sur le bord du bassin et, de son pied nu trempé dans l’eau, il tente d’en diriger un troisième vers son hameçon. Sur sa droite, un compère remplit sa bouteille avec l’eau du bassin, peut-être pour s’en abreuver s’il ne craint pas les microbes. Derrière eux, se trouve la belle loge du gardien. Son carrelage intérieur à damiers noir et blanc est identique à celui des premiers tableaux de Martine peints en 1971. Son architecture, qui rappelle celle des Bâtisseurs, montre que Martine s’essaye à nouveau à la perspective, cette fois sans erreurs manifestes. La neige fondante sur les toits des maisons et sur les rebords de la grille confirme la saison hivernale. Le sol du jardin est enneigé et s’y impriment les traces des pas du danseur aux pieds nus.
Le Jardin d’enfants a été peint entre mars et mai 1975. À cette époque, à Carros-Village, qui se trouve sur les hauteurs de Nice, il est peu probable qu’il ait neigé et que cela ait inspiré Martine. Mais sait-on jamais ? Essayons donc d’en savoir plus.
Une recherche plus approfondie dans les archives de Météo France nous apprend que le premier trimestre de l’année 1975 a été marqué par un très brusque retour du froid et de la neige sur toute la France. Les flocons atteignirent même Nice et sa région le 10 avril et il s’agira de la chute de neige la plus tardive du XXe siècle ! Ainsi, Le Jardin d’enfants de Martine Doytier, tableau peint très exactement à ce moment, devient aussi un témoignage de ce petit événement climatique.
Revenons à notre jardin. Comme dans tout jardin d’enfants de qualité, un beau manège traditionnel y est installé. Voiture au regard Doytier, cheval de bois galopant et avion militaire à cocardes attendent leurs occupants. Petit détail à noter : sur l’avion, c’est la cocarde britannique qui est peinte par Martine car la cocarde française porte le rond bleu à l’intérieur. Mais connaissait-elle cette particularité ? Le manège, sur lequel se tient un joueur de mandoline à quatre cordes, est joliment décoré de paysages peints, de fleurs, de fruits et de portraits. Celui de l’homme à la moustache à volutes représente Frédéric Altmann qui, à la même époque, avait installé sa galerie d’art à Carros-Village. Sur le portrait de droite, la dame n’est pas identifiée, mais il pourrait bien s’agir de Martine elle-même, car elle aimait se caricaturer et apparaître dans ses tableaux, comme le faisait Alfred Hitchcock dans ses films.
Ce manège n’intéresse pas vraiment la troupe qui occupe tout le centre du tableau. Sur la gauche de la scène, on bat des mains, on rit et une femme blonde se trémousse en agitant un maigre boa de plumes. À ses côtés, un petit homme aux longs bras gigote furieusement et ses pieds nus impriment des traces dans la neige qui recouvre le sol. Pourquoi danse-t-il ainsi ? Nous ne le saurons pas, mais peut-être est-ce juste pour faire la fête, heureux d’avoir pris la place des enfants dans ce jardin hors normes.
Les deux autres personnages du tableau sont identifiés. L’homme qui est à genoux, une bouteille vide à la main, est Pierrick Spalaïkovitch, l’artiste dont Martine partage l’atelier et qui l’a aidée à améliorer sa manière de peindre du haut de sa virtuosité d’artiste traditionnel serbe. Juste derrière lui se tient un autre artiste serbe. Il s’agit de Slobodan Ivičević, portant ses œuvres sur son dos, à la manière d’un vitrier. Il peint des personnages volants sous verre, en utilisant la technique traditionnelle de sa Serbie natale. Aujourd’hui encore, on croise Slobodan dans les rues du Vieux-Nice et on le trouve souvent, tapis au fond de son petit atelier-boutique de la rue de la Poissonnerie, juste en face de l’église Sainte-Rita. Maintenant, sa longue moustache est toute blanche, mais son regard haut perché est toujours le même quand il déambule lentement, tirant avec effort un corps un peu trop grand pour lui.
Le Jardin d’enfants est un tableau dans lequel Martine Doytier montre, à sa manière, l’absurdité et le bouleversement des valeurs du monde. Les adultes y sont dépeints sans concession et avec moquerie et ironie. Les enfants, eux, échappent à cette ambiance décadente et un peu déliquescente. L’espoir et la sagesse semblent être de leur côté.