À l'Usine
1976

Martine Doytier, « À l’Usine », 1976, huile sur toile, 114 x 146 cm. Collection Famille Salgé, Montlouis-sur-Loire. MD37.

La scène du tableau À l’Usine – comme cela était déjà le cas pour Face à face de 1972 – se tient dans un atelier où la mécanique est particulièrement présente. Arbres de transmission, roues, courroies, tuyaux sous pression occupent tout l’espace. Comme dans Face à face également, le mur du fond est percé d’une toute petite fenêtre qui laisse à peine voir le ciel.

Sur la droite se trouve une machine à pointer dont les cartes portent les noms des travailleurs et des travailleuses. Ici, il faut respecter des horaires, les règles sont strictes et la journée de labeur tire à sa fin, car la pendule indique 17h52.

S’il y a de multiples roues, courroies et tubulures, il n’y que deux machines. L’une d’elles est une brosse rotative, l’autre pourrait être une presse chalcographique comme le laisserait penser l’atelier de gravure au burin qui se trouve à proximité. Tout le reste du matériel et des objets appartient aux artistes, car, on le comprend au premier regard, cet atelier est une « usine à fabriquer de l’art ». À l’Usine montre donc comment Martine se moque des artistes qui sont aussi ses ami·es.

Sur la gauche, bien aligné·es comme à l’école, trois artistes, pinceau à la main, représentent la scène de l’Art naïf. Michel Salgé peint un joli petit tableau avec un éléphant blanc en utilisant ses doigts comme palette. Il est accompagné de Youpi et Youka, ses deux pékinois dont il ne se sépare jamais. Le chien gris qui joue avec eux s’appelle Urane et c’est la dogue allemande de Martine. Au centre, Léon Markarian, artiste arménien installé à Nice, achève une scène allégorique et, devant lui, Jacqueline Vaumanoir peint un spectacle de montgolfières champêtre.

Devant eux se trouve Serge III Oldenbourg, à genoux et entouré de ses œuvres : miroir-prison, épée tricolore, peintures d’autres artistes recouvertes de vinyle blanc, affiches de la Commune sous barbelés, repas de yaourts, etc. À l’autre extrémité du tableau, le sculpteur Henri Schlomoff est au travail armé d’un impressionnant compresseur. Devant lui, son tout jeune fils, Jérôme, polit une sculpture qu’il va bientôt exposer avec celles de son père à la IVe Biennale de l’UMAM. Une jeune femme blonde, qui semble être Nicole Gilli, travaille avec du ciment à la réalisation d’une grande sculpture de femme et, derrière elle, se tient le couple d’artistes Bernard et Anne Marie Tréal, en tenue de chirurgien comme à leur habitude, disséquant un rat à peine libéré de sa cage.

Au centre du tableau, Ben, micro en main, exécute une performance. À sa droite, une « armoire d’idées » est remplie de ses œuvres tandis que derrière lui s’amoncellent des planches à objets qui pourraient provenir de son magasin de la rue Tondutti de l’Escarène. Celui-ci venait d’être démonté et n’était pas encore installé au Musée national d’art moderne. De nombreux objets fixés sur les planches appartiennent pourtant à Martine tel le nu féminin de Pierre Raffy, la plaque de la rue de la Poissonnerie, la boîte aux lettres « Doytier », le cercueil à tête de diable, l’appareil de massage de poitrine ou la poire de lavage intime. C’est une première accumulation d’objets hétéroclites dont elle livrera, quelques années plus tard, une version plus opulente dans son grand Autoportrait.

Les moqueries de la jeune Martine vis-à-vis de ses collègues artistes sont un peu irrespectueuses et effrontées. Depuis 1975, elle découvre peu à peu les travers du monde de l’art contemporain et la peinture qu’elle pratique, qui est en décalage avec l’art contemporain « officiel » des années 70, l’obligera bientôt à affirmer de plus en plus fortement sa position marginale.