Autoportrait
1984

Martine Doytier, « Autoportrait », 1979-1984, huile sur toile, trois parties de 240 x 170 cm, l’ensemble : 240 x 510 cm.
Collection Ville de Nice – Donation Ferrero, Nice. MD34.

En 1979, Martine Doytier prit la décision de se lancer dans la réalisation d’une peinture qui pourrait ne jamais avoir de fin et qui ne serait pas limitée par les bords de la toile. Elle acheta une toile sur châssis de grand format, 240 x 170 cm, et commença à y travailler, selon son habitude, en gagnant du terrain au fur et à mesure qu’elle peignait et sans jamais revenir sur une partie déjà peinte. La grande différence entre cette œuvre et les précédentes était qu’une seconde toile pourrait être accolée à la première, puis une troisième et ainsi de suite. Comme un grand panorama sans fin qui pourrait s’augmenter sans cesse.

Cette peinture serait une sorte de journal de sa vie, un carnet de notes pictural de ses impressions, de ses humeurs du moment, de ce qu’elle vivait chaque jour, de son avis sur celles et ceux qui l’entourent.

Elle commença par se peindre elle-même en train de peindre un tableau qui la représentait à un moment important de sa vie. Elle choisit l’acquisition de sa grande chienne dogue-allemande nommée Urane, en reproduisant une photographie où elle la tenait dans ses bras, prise lors du choix de l’animal au chenil. Pendant les cinq années qui suivirent, Urane sera la compagne de la vie de Martine, un complément d’elle-même à quatre pattes, docile, spectaculaire et fidèle.

Martine revendiquait le droit de ne pas achever un tableau, de l’exposer en cours de travail et même de le laisser définitivement comme tel. Achevé et inachevé à la fois, libéré des contraintes qui font qu’un tableau doit s’inscrire dans un espace donné. Pour montrer cela, non seulement le tableau qu’elle se représente en train de peindre n’est pas achevé mais le chevalet sur lequel repose ce tableau n’est pas non plus terminé. Si la desserte de travail de Martine est reproduite jusque dans ses moindres détails, le haut du chevalet n’est pas peint. La réalité est ainsi traitée comme la fiction, l’espace dans lequel elle peint, celui de la vie réelle, est tout autant invention que l’espace qu’elle peint sur le tableau peint sur le tableau. On s’y perd un peu. Et ce territoire aux limites floues convient parfaitement à Martine.

À ces moments inachevés, Martine oppose l’incroyable finition et l’immense précision de ce qu’elle peint. La miniaturisation du détail, dans l’Autoportrait, atteint à des extrêmes alors que le support sur lequel elle peint est le plus grand qu’elle n’ait jamais utilisé. Là aussi, elle fait se rencontrer deux mondes opposés mais qui, pour elle, sont parfaitement complémentaires.

Dans l’Autoportrait, on retrouve celles et ceux dont elle se sent proches, qu’elle admire ou qui l’insupportent. Pêle-mêle, César, Arman ou Ben côtoient Claude Fournet, le directeur des Musées de Nice qui porte le cochon d’Inde de Brice, le fils de Martine, sur l’épaule. On retrouve Brice, en tenue de judoka, escaladant la desserte de Martine peut-être pour échapper au chantier en cours de l’appartement, qu’au même moment, Martine rénove. À moins qu’il ne désire fuir l’univers des artistes de l’Art corporel, tout en bas à droite du tableau, tout sanguinolents et entourés d’animaux écorchés.

Pas loin d’eux, un gardien s’est endormi au milieu d’un amas d’œuvres du Musée des Beaux-Arts de Nice. Et Jean Forneris, le conservateur de ce musée, réserve un siège à son directeur pour le prochain concert qui sera donné. Au-dessus de lui, on dîne en petit comité, des jeunes artistes accrochent leurs œuvres, Jacques Lepage écrit un texte sur la peinture de Claude Viallat qui vient de lui envoyer une photo de son dernier travail. Les catalogues des expositions de la Galerie d’art contemporain des musées de Nice menacent de s’écrouler sous la pression d’un fauteuil de Robert Malaval recouvert de son Aliment Blanc. Ben, comme à son habitude, affiche un air inquiet et, autour de lui, commencent à s’accumuler les déchets de tous types qui vont bientôt envahir le second panneau de l’œuvre.

Martine décida alors de ne pas monter plus haut dans le tableau. Le gris qui entoure le haut de la partie peinte recouvre le dessin, tracé au jus de peinture marron, qui donnait les grandes lignes des futures parties à peindre. L’inachevé est alors terminé, le gris unis est là pour le signifier. C’est sur le panneau de gauche que se poursuivra la scène.

Et là, tout est différent. Plus de personnages, plus de grands visages des maîtres de l’art ou de petits personnages agglutinés. Le monde a changé, du moins celui que Martine désire montrer. Il est tout entier constitué de déchets, de rebuts, de fouillis en attente d’être rangé, de poubelles non vidées, de boites de conserves qui côtoient un livre sur Marcel Duchamp ou une vielle bouteille d’huile de cuisine.

Est-ce là l’image du monde que souhaite nous livrer Martine ? Lorsqu’elle peint cette partie de l’œuvre, en 1982 et 1983, elle n’est pas au mieux de sa forme. Elle doute d’elle-même, de l’intérêt de sa peinture, du sens de sa vie. Alors qu’elle commence à être reconnue comme artiste, elle met en doute l’utilité même de l’art.

Cela fait cinq années qu’elle travaille à l’Autoportrait. Pendant ce temps, elle a peint d’autres œuvres mais le fil conducteur était ce grand triptyque. C’est vers lui qu’elle revenait entre chacun des autres tableaux peints. C’est lui qui reliait les autres œuvres entre-elles.

Ce tableau était inachevable. L’entreprise elle-même était démesurée : comment couvrir une aussi grande surface avec d’aussi petits pinceaux ? Cela aurait été l’œuvre d’une vie. Elle ne s’en sentira pas la force. Sa vie de femme devient également trop compliquée, elle s’y perd, elle ne retrouve plus ses points d’ancrage.

Elle décidera d’en finir avec la vie et avec la peinture un matin de février 1984. Sans laisser d’autres explications que cet immense tableau à décrypter pour tenter de comprendre le sens de cet acte extrême et définitif qui, d’un coup de fusil, clôtura sa vie de femme et sa vie d’artiste.