Martine Doytier, « Le Festival du Nouveau Réalisme à l’Abbaye de Roseland en 1961 »,
1984, huile sur toile, 84 x 68 cm.
Collection Jean Ferrero, Nice. En dépôt à L’Artistique, Donation Jean Ferrero, Nice. MD33.
Ce tableau, entrepris en décembre 1983, est la dernière œuvre peinte entièrement par Martine Doytier. C’est dans son atelier de l’Abbaye de Roseland, avenue de Fabron à Nice, qu’elle l’a réalisé, là où s’était tenu, en 1961, un festival historique.
Les années 1960 et 1961 sont importantes pour l’histoire du Nouveau Réalisme. Ce mouvement, théorisé par le critique d’art Pierre Restany, a été fondé le jeudi 27 octobre 1960 au domicile d’Yves Klein. Avant cela, plusieurs expositions s’étaient déjà succédées : Le Vide d’Yves Klein le 28 avril 1958 chez Iris Clert ; La Palissade des emplacements réservés de Raymond Hains en 1959 à la première Biennale de Paris ; l’Hommage à New York de Jean Tinguely le 17 mars 1960 au MoMA de New York ; Les Nouveaux Réalistes en mai 1960 à la Galerie Apollinaire de Milan ; les Compressions de César au Salon de mai de 1960 à Paris ; Le Plein d’Arman le 25 octobre 1960 chez Iris Clert.
En complément de ces expositions et de celles qui suivirent, Pierre Restany rédigea les trois Manifestes du Nouveau Réalisme en avril 1960, mai 1961 et février 1963. Ces écrits mirent en évidence les liens profonds qui existaient entre les œuvres de ces artistes et apportèrent le socle théorique nécessaire à la reconnaissance nationale puis internationale du mouvement.
L’activité commune du groupe des Nouveaux Réalistes ne dura que trois années, de 1960 à 1963. C’est pendant cette période de création commune qu’eut lieu, à Nice, le premier Festival du Nouveau Réalisme organisé par Pierre Restany. La première partie de la manifestation se composait d’une exposition à la Galerie Muratore : une Vitrine-Plage de Martial Raysse ; une Anthropométrie d’Yves Klein ; une Poubelle d’Arman ; une Compression de César ; des affiches lacérées de Hains, Rotella, Dufrêne et Villeglé ; une sculpture animée de Tinguely ; un Tableau-Piège de Spoerri ; et un Relief de Niki de Saint-Phalle. L’exposition fut inaugurée le jeudi 13 juillet 1961 à 18 heures devant un public stupéfait.
La seconde partie de l’événement, constituée d’actions-spectacles, se tenait dans les jardins de l’Abbaye de Roseland, pendant la soirée et une partie de la nuit du 13 juillet 1961. Les actions les plus marquantes furent : une Colère d’Arman au cours de laquelle il détruisit une table et une chaise ; la mise en eau d’une Fontaine métallique de Jean Tinguely ; un Tir à la carabine multicolore par Niki de Saint-Phalle ; la dégustation d’un gâteau nommé Les Entremets de la Palissade proposée par Raymond Hains et un Récital de Poèmes Phonétiques par Mimmo Rotella. Le monde de l’art était présent pour assister à cet événement mémorable et les artistes furent tout autant couverts d’éloges que violemment critiqués.
C’est ce moment fondateur de l’aventure des Nouveaux Réalistes que Martine choisit comme sujet pour le tableau qu’elle décida de peindre sur le lieu même où ces actions s’étaient déroulées, quelque vingt-deux ans auparavant.
Dans son œuvre, elle place les artistes dans un bâtiment semi-ruiné qui rappelle le Cloître et l’Église de l’Abbaye : même coloris et mêmes éléments décoratifs sculptés. Elle y rajoute sa touche personnelle : des bas-reliefs rappelant ceux du Palais Idéal du Facteur Cheval ; une crèche avec une Vierge à l’Enfant Jésus ; une ambiance de tremblement de terre ; et quelques anachronismes artistiques tels que l’Expansion blanche de César (sculpture qu’il ne créera que six ans plus tard, en 1967), une performance de Ben (qui, ce jour-là, faisait seulement partie du public) et une Compression plate d’une Dauphine Renault rouge que César ne montrera qu’en novembre 1970 à Milan lors du Dixième anniversaire du Nouveau Réalisme à la Rotonda della Besana. Une œuvre que Martine avait vue à la Galerie d’art contemporain des Musées de Nice lors de l’exposition Les Nouveaux Réalistes, pendant l’été 1982.
Martine n’est pas historienne et la chronologie lui importe peu. Ce qui l’intéresse ce sont les émotions, les sensations et c’est de cela qu’elle nourrit sa peinture. Avec cette œuvre, elle se moque des historiens et des critiques d’art qui aiment à replacer les événements dans leur contexte. Pour notre plus grand plaisir, elle montre ici le pouvoir de l’art à inventer des situations et à transcender l’imaginaire.
Martine acheva ce tableau en février 1984. La veille du jour où elle décida de se donner la mort, elle le remit elle-même à son marchand, Jean Ferrero.